autour d’un verre

Script de l’intervention au Théâtre de Verre à Paris, soirée performative intitulée « Autour d’un verre » le 26 janvier 2014, invité par Alain Snyers et Daniel Daligand : dispositif optique avec un verre, un moteur de tourne-broche à pile, un micro, une caméra numérique, un ordinateur portable, un vidéo projecteur, un projecteur, du film plastique, de l’adhésif, un tube en carton avec trois miroirs en acier chromé à l’intérieur faisant office de kaléidoscope, du fil de fer, une prise multiple et trois pieds photographiques.

 

Je lance l’enregistrement et j’installe le dispositif avec les trois pieds, l’ordinateur, les branchements, les réglages. On verra bien si ça va.

Un titre :

(d’après Paul Verlaine, Œuvres Complètes, Confessions, tome 5, 1895)

«Charmé de voir, à travers mes cils se rapprochant, les choses me kaléidoscopaient»

Me voilà donc avec vous autour d’un verre. Tout de suite j’ai eu cette réticence, mes réserves face aux mots « performance » et « performative », trop ambigu en français, comme en anglais (accomplissement, représentation, interprétation, jeu, rendement maximal ou art du spectacle étant autant de sens possibles). Personnellement je préfère retenir notre situation, comme étant ce qui est en train de se dérouler, et la désigner par le terme happening. Alan Kaprow énonce clairement les principes de ce concept : un environnement d’objets dans lequel on ne peut pas pénétrer ou un environnement optique, des actions simultanées et/ou multi-sensorielles, une gratuité de ce qui a lieu, un refus du marché de l’art, un principe de non reproductibilité, un présent direct, une liberté absolue, un lieu hors du circuit habituel de l’art, la participation du public. En somme une expérience.

C’est dans ces conditions énoncées que je vous présente une expérience optique à voir contemplativement, sans modération, sans alcool, ni autre fée verte. On va voir.

Je m’assois et joue du verre à pied caché derrière l’écran de l’ordinateur. On entend la vibration sonore du doigt qui tourne sur le tour du verre.

What is happening around a glass ? Ce qui se passe ici autour d’un verre, c’est ce qu’on attend tous. Qu’est-ce qu’on attend tous ici ?  On sait bien qu’il ne s’agit ni d’une vraie réalité, ni d’un vrai spectacle.

Nous sommes venus ici pour voir un petit coup à la maison. Je mets deux petits verres sur mes yeux pour voir. C’est beau. Est-ce que c’est beau ?

Attendons.

Nous verrons bien.

Je me pose plusieurs questions.

Question n°1 : Qu’allons-nous mettre à voir dans le verre ? Je fais passer les deux petits verres dans le public pour récolter des petites choses à voir dans le verre. Vous me donnez quelques petites choses de verre ou autre, n’importe quoi, des choses qui ne vous serviront plus jamais et qui resteront à voir dans le verre : morceau de rien et de tout, dé, perle, verroterie, argenterie, tic-tac, bille, bonbon, bijou, débris, diamant, aqua selzer, poussière, fil, pilule, pépin, pastille.

Question n°2 : Comment tenir aussi nombreux autour d’un verre ? Je me serre. Serrez-vous. Serrons-nous. Je me sers d’un verre sur un moteur de tourne-broche et je le vois face à vous. Vous entendez le bruit du moteur ? Vous entendez le bruit du doigt qui tourne en même temps autour du verre. Vous voyez le verre qui tourne ? Le tourne-broche ça nous rapproche du foyer. On va y arriver.

Question n°3 : Est-ce que quelqu’un pense à me ramener les petites choses que vous donnez à voir dans les petits verres ? J’attends. Qu’est-ce qu’on va avoir à voir ?

Question n°4 : Maintenant qu’est ce que je pourrais mettre comme décor autour du verre ? Je vous cadre avec ma longue vue en carton, en verre, et en acier chromé, et ce que vous êtes devient un motif connecté au vidéoprojecteur. Vous voyez. C’est vous. En partie. Comment un tas devient un tout. Là c’est beau. Est-ce que c’est beau ? Il manque le verre.

Pendant ce temps, dans le petit verre sur tourne-broche, j’ai versé toutes les petites choses, que vous m’avez offert. Je ferme le verre avec une feuille de verre et du scotch. Je veux vous les rendre à voir puisque c’est l’objet de notre présence autour d’un verre ce soir. Enfin on va voir ce qu’on attend.

Question n°5 : Qu’est-ce qu’on voit ?  Qu’est-ce qu’on pense, alors qu’on voit chacun la même chose qui tourne autour d’un verre ? Là, à l’instant, je peux tricher, répondre avant vous. Hier j’ai enregistré une réponse, qui ne correspond pas à ce que je vois maintenant mais à ce que j’ai pensé voir aujourd’hui dans un verre qui tourne. J’ai kaléidoscopé la réponse sur wikipédia. Ce que nous voyons est la reproduction d’une expérience, réalisée à propos de la polarisation de la lumière, il y a presque deux cents ans, par Sir David Brewster. Dans le petit verre il y a un nombre fini d’éléments dans un espace fini. Mais cette structure oculaire kaléidoscopique permet en même temps de développer un nombre infini de combinaisons formelles dans un espace démultiplié, tendant à l’infini. On peut voir quelque chose de nouveau par un simple réagencement de ce qui existe ou existait auparavant, et cela étant basé sur la cassure, par bribes et morceaux, recollables à l’infini. Par ce changement lent et incessant, alors que je sais pourtant que ce sont les mêmes choses toujours recomposées, les concepts de permanence et de métamorphose peuvent se réconcilier en nous.

Hier, à Paris,  j’ai découvert ce poète Soufi du XII siècle, Mahmud Shabestari, qui a eu ces vers prémonitoires : « Ce n’est pas que le monde soit trompeur mais plutôt que, dans son incapacité à voir, l’homme s’ingénie à être trompé… Nous sommes aveugles car nous voyons des images ».

Ainsi,

charmés de nous voir, nos cils se rapprochant, les choses nous kaléidoscopaient.

Paris, 26 janvier 2014