magie iconique du sujet inversé

Toujours à savoir où est l’image vraie dans la guerre de l’information. Toute l’entreprise des échanges et des partages d’images tient aux superpositions interactives de modifications narratives du réel.
Tout est toujours vrai, sinon ce ne serait pas drôle. Comme le frisoté liquide au loin fait trembler la ligne d’horizon sur l’océan, comme les inclusions de lettres dans le paysage des cartes portent le monde à nos bouches, comme les sons ambiants se mélangent aux couleurs innommables dans un mouvement total et liquide, tout est toujours vrai.
Les images transforment ainsi le monde.
Tout est toujours vrai, sinon ce ne serait ni drôle, ni beau, ni réel, ni magique.
Pourtant, aucune ligne droite dans la nature, aucune ligne même, aucun mot à l’horizon non plus. Dessiner des lignes pour construire l’espace d’une image est incontournable pour que la pensée puisse structurer sa vision. Mais dessiner une ligne, même pour rationnaliser un espace, est aussi offrir une liberté au réel. La liberté de la ligne inverse et poétise le monde. Chaque chose réelle est corps, matière, organisme, cellule, molécule, ombre, lumière, couleur, masse, rhizome, bactérie, champignon. La chambre noire de l’oeil des images crée cet enchantement des lignes, des perspectives, des plans comme autant de signes rapprochés formant le petit théâtre des opérations oculaires. Le réel engendre le langage des choses vraies pour nous en rapprocher au plus juste. Les images nous lient points et lignes au monde recousu dans notre pensée.
Comme le langage met des mots à la ligne pour faire parler les visions du réel, comme les images numériques calculent les modélisations linéaires de figures, les images ont toujours cherché un ordre plus ou moins calculé, strié de lignes, pour faire venir la pensée optique d’un monde vectoriel.
Pour ça, l’image exerce le pouvoir magique d’une chambre d’écho, répétant une figure réelle de l’espace et des choses en une résonnance recombinée.
Alternativement, image recomposée, image décomposée.
La perspective traditionnelle offre une plongée dans les strates du plan pour atteindre l’illusion du lointain, par le suivi des lignes croisées d’un fil d’Ariane, censées relier toute chose du monde selon une rationalité mathématique.
On aime tous les images. Tout est image et l’image peut nous procurer tout. Du pouvoir, du plaisir ou toute sorte d’émotion, et même plus de réel. On marche, on vit, on parle dans les images. On y creuse le réel. Les images nous font être au-dessus du réel, dans une surcouche de sens qui nous fait échapper à notre condition naturelle initiale. Les images remplissent l’espace de possibles et d’hypothèses signifiantes entre les deux points insensés et non connus, donc sans représentation possible, que sont la naissance et la mort. Les images sont donc l’expression d’un désir d’amour évidemment. On y respire les tensions entre des points de perspective atmosphérique. Image augmentée.
Comme la fille du potier Dilubate appliquait du charbon sur les contours de l’ombre de son amant, l’image poursuit cette mythologie en traçant des empreintes. Dessin. Peinture. Photographie. Un mur d’images. L’image reproduit toute chose, même l’image, dans l’intention plus ou moins consciente d’en restituer la magie et l’amour. Magie, le mot est approprié à l’image, aux reproductions et aux représentations. C’est par cette magie qu’on peut être saisi en face d’une image comme en face d’une chose vraie.
Comment pourrait-on ressentir au mieux une chose vraie, la vérité, si nous n’étions pas dedans. Par exemple la vérité de Dieu. Quand cette icône un Christ tient un livre liturgique ouvert de telle sorte qu’on le perçoit tourné vers nous, ce n’est pas une erreur de perspective mais bien un effet ouvrant l’image et diffusant le texte sacré à l’extérieur de son cadre. Si l’oeuvre d’art et l’image en général ont cette faculté de faire venir un monde interne et propre à leur cadre, ce ne peut être seulement selon une mimesis parfaite, une réplique absolue et sans faille. L’image est un artefact, qui permet justement un écart ou une distanciation avec son référent réel, qui réside dans les constituants plastiques de l’image, des éléments signifiants capables d’ouvrir l’image hors d’elle, rendant possible son inversion.
La perspective inversée est donc une construction spatiale permettant justement de sceller l’empathie du spectateur avec l’image, en plaçant le point de fuite derrière lui plutôt qu’au fond de l’image. Par un tour de passe-passe inversant les polarités linéaires. Devant le spectateur, le point de fuite placé sur un horizon illusionniste construit une projection d’un point de vue immobile sur un simulacre schématisé et imagé du monde, alors que celui-ci bouge. Alors qu’avec le point de fuite placé derrière le spectateur, l’image devient enveloppante, immersive : la construction des lignes de perspective sort du cadre de l’image et empiète sur l’espace du spectateur. On est tous dans les images plutôt que devant. L’image est un coeur pendule pour le regardeur. Le geste optique de l’image est un battement qui permet de tout transposer au-dessus du réel. Comme lors d’un transport amoureux, les images sont le lieu où le soleil pense l’espace et où les choses battent par nos yeux. Ce petit grain atmosphérique est le vrai point étoilé de l’image. Ses constellations, ou archipels, tissent les rayons indescriptibles d’une surface imagée. Le réel s’y imagine mieux et c’est ainsi qu’il change même. Imaginons qu’en vérité aucune image ne puisse fixer le monde, la réalité n’aurait plus de représentation figée possible et le modèle des cartes géométriques serait fragmenté en images polycentriques tant de leur espace que de leur temporalité, de leur sens ou même de leur style.
C’est pourquoi l’image unique n’est pas possible. Le principe de multiplicité de l’image ne date pas d’aujourd’hui, même si les techniques ont permis la reproductibilité et la diffusion massive depuis l’ère moderne. On ne peut voir qu’une seule image pour saisir le monde. Comme l’évoque Eléonore Challine dans son Histoire contrariée, durant la première moitié du XXe siècle, la photographie a très rapidement engendré des tentatives de muséographie, comme le projet de musée documentaire de Léon Vidal, ou le projet de musée de la photographie de la collection de Gabriel Cromer, le petit musée de la curiosité photographique de Louis Chéronnet. La reproduction mécanique du réel à l’oeuvre par le procédé photographique permet à l’image de déployer un inventaire proliférant, en collectant des fonds iconographiques du monde entier, pour étaler le champ infini et fragmenté des vues du monde, pour inventorier topographiquement l’étendue des espaces sociaux et géographiques, pour écrire l’histoire, pour parcourir les choses des choses. C’est l’effet nénuphar des images proliférantes, recouvrant le monde. Dispersion, liquidité, étoilement, discontinuité sont autant de phénomènes de jonction entre les images et le réel qu’elles enrobent. Les images sont des interfaces d’un projet muséographique mondialisé.
Finalement le projet muséographique impliqué par la technique photographique verra pleinement le jour avec le projet technologique de Google ; Google Image est le monde même. Les vues circulant sur les réseaux ne jouent plus seulement un rôle de mémoire, mais participent à un flux projetant quelque chose à venir.
Si le réel doit se fragmenter et se multiplier optiquement dans les prismes, les lentilles ou les focales pour une meilleure acuité, il passe aussi par les filtres du temps issus des systèmes de vision. L’image en réseau collectionne les diffractions du réel comme autant d’unités kaléidoscopiques. Dans ses Confessions Paul Verlaine évoque ainsi cette sensation optique des images magiques et discontinues, diffractant et recomposant le monde : « Un soir d’hiver, (…) prêt à m’assoupir, charmé de voir, à travers mes cils se rapprochant qui me kaléidoscopaient les choses (…) ». L’évocation du kaléidoscope renvoie aux plaisirs et à la magie de regarder de belles images, qu’un système de réflexion optique permet de combiner visuellement et temporellement dans une infinie contemplation. Dans ce mouvement incessant d’images faisant naître d’autres images, un oeil attend.
Que faisons-nous donc aujourd’hui agrippé à nos écrans, en attente de quoi, si ce n’est d’un futur ? Le doute des images, aujourd’hui, c’est qu’elles ne sont plus seulement une mémoire du passé, au sens de ce qui est à l’image est ce qui a été et par lequel je peux penser ce qui arrive. L’image était donc depuis toujours une interface visuelle magique parce que transitoire entre le passé et le futur. Une image sans durée, dont la contemplation pouvait traverser les époques, comme un présent intangible et revisitable. L’image, par ses écrans et ses flux connectés, est de plus en plus tournée exclusivement vers l’avenir. On attend par elle de visiter optiquement les divinations de notre avenir. L’image n’est donc que résolument tournée vers le futur. Voilà la magie iconique inversant son passé et son sujet vers l’extension du devant.
Par ses aspects technologiques et par ses usages, l’image participe activement de cette inversion tant d’une perception optique que temporelle. En retournant l’oeil, le selfie déplace effectivement le point de fuite derrière moi, et en créant l’attente de l’image à venir, perdue dans le flux des datas interconnectées, il retourne résolument l’image vers le futur. C’est encore de cette inversion dont parle l’image : non pas une construction spatiale illusionniste, mais une construction temporelle capable de modifier et de voir l’avenir, en offrant des perspectives
depuis moi. Autant de points de fuite possibles dans l’image, autant qu’il nous est donné de liberté de mouvement, donc autant de points de vue et d’idées. Ce point de tissage des tensions de l’image est le point de fuite projectif non pas simplement des objets dans l’espace, mais des significations et des pensées dans le temps. L’image nous projette dans notre futur et en révèle notre attente par les sources intarissables de mots coulant de ses interstices. Cette qualité d’une attente, à la fois fondement d’une image et d’un amour, est le socle magique d’une présence. C’est l’autre illusion de l’autre perspective encore. Comme le mentionne Saint-Augustin dans un psaume, « l’homme se tient dans l’image, pourtant il s’agite en vain ». L’image et notre image se conjuguent avec l’évolution sacrée d’un monde et d’une espèce.
Ainsi livrée à notre cours du temps, l’image accepte cette richesse intangible de dérive de ses interprétations et de liquidité de ses signes, pour être le coeur pendule d’existences. Cette réappropriation visuelle du sens vers le futur paraît donc bien nécessaire à toute forme d’existence. Ici réside un phénomène optique commun, un réinvestissement magique et collectif du réel, qui fait de l’image une archive publique ouverte. Les images appartiennent à tout le monde. Le monde appelle les images. L’appel des images donne naissance à l’image dans l’image. L’image archive l’image.
Comme les images, l’archive répond au principe d’une vision compressive du futur. L’usage des images et des archives opère d’une même mise en scène de l’espace social et culturel. L’image encapsule le réel et la compression sélective par l’archive donne une interprétation qui restreint la représentation des présences. Donner à voir la réalité est un projet commun à l’image et à l’archive, mais cet enjeu n’est jamais opérant que sous les contraintes arbitraires du cadrage, du choix, de l’idée, de l’interprétation ou de la diffusion. Fenêtres livrées à l’avenir, les images et les archives sont des visions remodelables, dont tout le monde peut réactiver les signifiants au cours du temps. Les images appartiennent au temps de leur transformation collective. Elles agissent comme représentation du passé pour faire des prédictions sur le futur. En projetant les signes de l’avenir les images inversent les zones de perspective hors de leur cadre et déplacent le sujet hors de l’icône. Cet enchâssement des images entre elles, dans les boucles du temps et avec le réel, crée discontinuité, imbrication, superposition. De ces entrelacs naît une pensée relationnelle de l’image entre nature et culture. Comme la nature, l’image est relationnelle.
C’est le destin de l’image. Inverser le passé comme sujet futur. Inverser le sujet à l’image hors de ses cadres. Telle un lapin blanc sortant d’un chapeau, l’image déborde de l’image, car elle constitue une mémoire du monde, non en tant que telle, unique, mais en tant que tout, chacune d’elles, totalité d’un réseau relationnel. Ce tout est inscrit dans l’histoire originelle des images, c’est le fonds même de nos collections. Ce qui l’enrichit aujourd’hui c’est son support informatique et connecté, permettant fluidité, calcul, partage, mémorisation, interaction. De même que la perspective inversée est présente dans l’histoire de la peinture religieuse, la manière dont nous avons usage de certaines images comme les selfies, renforcent l’idée d’un réseau d’images projetant un avenir plutôt que renfermant un passé nostalgique. Nous nous y voyons bien mieux dans cette inversion.

Notes de travail, 2015-2016, à la recherche d’une mythographie des îles inversées