biomimétisme du signal recomposé

Le dessin est un vieil exercice d’observation oculaire qui permet à l’esprit de comprendre et d’analyser le sujet vu, en en réalisant une représentation, pour en tirer une leçon. Dessiner est une action centrale qui me constitue et me fait penser. J’en élabore deux projets concomitants : l’un de l’ordre du mimétisme avec son sujet, l’autre absorbé par la création pour dépasser l’ordre des sujets.

Au plus loin que je puisse remonter dans l’histoire du dessin, il y a le dessin rupestre, correspondant à ma fascination d’enfant pour ces images sans âge. Si les dessins des grottes de Chauvet ou de Lascaux présentent une précision remarquable quant à l’anatomie de leur modèle animal, c’est que ces artistes sont devenus d’ingénieux dessinateurs parce qu’ils étaient d’abord de fins chasseurs. En effet, traquant patiemment leur gibier, ils ont pu en répertorier méthodiquement les formes et les attitudes dans un inventaire mental, de façon à en restituer de mémoire une vérité juste. A travers cette référence préhistorique, il y a une relation implicite entre la question de la représentation (en tant que mimesis produisant ressemblance parfaite et illusion immergeante) et la question du sens (c’est à dire ce que cette recherche de ressemblance peut produire comme signifiant et signifié). Entre la nature de l’animal chassé et le miroir de l’animal dessiné, une relation de forme et de fond s’élabore savamment, dont le véritable enjeu dépasse les techniques de forme de chasse ou de dessin, pour exprimer plus intensément une question de fond sur le rapport entre l’homme et le monde.

Des crises actuelles dans le monde des hommes, je pense que résoudre celle du sens est un objectif prioritaire pour recomposer le puzzle relationnel. Cette réévaluation du poids des signes et des symboles passe par le dessin. C’est bien pour cela que je remonte par ce texte au dessin rupestre. Je vois le dessin capable de créer une double nourriture. C’est donc pour cela aussi que je donne cette place à une pratique de grands formats de dessin. Par la simplicité des modalités d’action, dessiner me semble correspondre à une nécessaire économie et efficacité de moyens.

Le dessin rupestre répond déjà clairement au projet de survie. Le sujet représenté peut créer l’espace de la matière première d’une vie, organiser sa présence. Car le tracé dessiné contient l’incarnation consubstantielle d’une harmonie de vie possible. On comprend alors bien comment l’image dessinée, dès son origine, correspond à un enjeu vital de fabrication de sens. Le dessin produit un langage visuel puissant, agissant comme interface entre l’être et le réel. Utilisant le support de la roche même, les dessins rupestres jouent de l’adéquation entre le relief réel du support et l’impression de l’image, créant une interaction physique et optique, un équilibre de vue, de temps et de lumière. En cherchant à imiter la nature, l’homme améliore ses propres techniques de chasse et de dessin, faisant progresser par conséquences son état de conscience et de perception du monde.  L’inscription de signes dessinés sonde les signifiants en action dans le réel et initie l’invention du langage, de l’image et de la culture, dans une relation indissociable entre la technique et la nature.

Il en est ainsi du concept plus récent de biomimétisme dans la recherche scientifique, qui « désigne un processus d’innovation technique, s’inspirant du vivant pour tirer parti des solutions et des inventions produites dans la nature ».

Une autre histoire comme celle de la cartographie nous montre du point de vue des images comment elles ont d’abord balbutié avec la précision des retranscriptions de territoires, puis comment elles ont perfectionné leur dessin pour occuper littéralement le plan des sols. Même si leur échelle reste en dessous de celle du réel, les cartes recouvrent la nature pour dessiner des positions géo-synchronisées comme réseau symbolique de dominations du monde.

Les représentations sont à l’image du progrès : imiter le monde tout en le dépassant, le dominer tout en en justifiant une certaine harmonie.

Dans cette série intitulée « Biomimétisme du signal recomposé », je reproduis en dessin des modèles de la nature, à partir de dispositifs de projections d’images photographiques ou vidéos. Depuis l’invention de la photographie, puis l’évolution technologique des images vidéos et numériques, l’expérience de la perception de la nature passe de moins en moins par un canal physique et direct, mais plutôt par l’artefact de l’image. Les propriétés visuelles des différents registres d’images possibles nous permettent de voir des choses autrement que par notre optique oculaire, offrant ainsi aux images une large panoplie de recompositions. Car il s’agit bien de repenser le signal du réel en en faisant venir le dessin, qu’il soit réalisé de mémoire humaine ou issu de l’image d’une machine.

Cette série de dessin ne cherche pas à valider une idée du biomimétisme, comme quoi des sources naturelles de formes ingénieuses pourraient instruire une éthique scientifique de progrès.  Je recherche plutôt par la confrontation entre des sujets de la nature et des processus de visualisations technologiques, à établir le relevé d’une coexistence entre image de la nature et technique d’image. Il y aurait dans notre expérience visuelle du monde deux couches d’images vivant ensemble. Il y aurait dans notre expérience phénoménologique une situation analogue, présentant deux niveaux de perception entre nos connexions physiques et nos connexions conceptuelles. Entre nos écrans rétiniens et nos écrans numériques. Entre nos images et nos mots. Entre des faits et des signes. Entre nos yeux et nos idées.

Tandis que je dessine un réseau d’arbres et de branches dans un bois, un autre réseau de cercles diffractant la lumière apparaît par la lentille de Fresnel du projecteur. Tandis que je dessine une queue de baleine, la fonction « rotation » du logiciel d’images transforme l’outil anthropomorphique de navigation en hélice. Tandis que je dessine le réseau vertical d’une forêt, le support panoramique réinscrit les repères d’hypothèse de l’horizon invisible. Tandis que je dessine le paysage vu d’un train, la vitesse des images vidéos les sur-imprime de floutés comme des zones de mémoire au dessin indéfini. Tandis je dessine un ciel nuageux à travers un store vénitien devant une vitre de pluie, il se découpe feuille à feuille en espaces dématérialisant. Tandis que je dessine une nuée d’oiseaux, je réalise l’impossible tâche pour mon cerveau de modéliser la complexité spatiale de cette activité naturelle.

Tout se dessine dans l’ombre, à la lumière d’un projecteur. Tout se dessine à dessein. Dans un cône de perspectives lumineuses, tout se destine. Tout peut en venir. La qualité du mur de projection imprime parfois l’écran de son grain et peut imposer son sujet. Tout style peut aussi arriver au dessin, d’un dessin à un autre. Les signaux naturels ou technologiques recomposent les images différemment, par leur propre mouvement de style, cherchant à échapper au marquage habituel et immédiatement identifié.

Je peux ainsi décrire le processus de chaque dessin comme une rencontre entre au moins deux sources (contrainte, sujet, figure, geste, forme, technique, support, image, écran, projecteur, lumière, distance, outil). Pourtant je ne connais pas exactement ces faits au moment où ils se tracent et où ils se rencontrent. Comme quand on commence à parler ou à écrire, on ne sait pas toujours bien ce que nos pensées vont dire et tous les signes peuvent parler. Un texte peut dessiner une forme de tessiture qui se fait dans cet entre-deux, recomposant les signaux du passé et prévoyant ceux de l’avenir. Comme les mailles d’un pan de tricot. Un dessin semble fixer une forme de présent immuable, et pourtant le sens continue de tourner entre tous ces coups de crayons, comme des stries d’aiguilles ou de mines en l’air. Au présent, toutes les langues parlent en même temps. Les langues parlent et goûtent en même temps. Un dessin est une apparition temporelle de cet interstice sensoriel des espaces ouverts du sens et du goût. Chaque dessin est un œil en exil. Dessiner c’est comme voir et le partager. Voir est à chaque fois l’acte périlleux des images et de ce qu’elles transforment.

Dessiner est pour moi une manière de rechercher les coups d’œil déterminants qui recomposent des signaux communs.

2016, Biomimétisme du signal recomposé, série de dessins depuis 2015, grands formats, dispositifs optiques variés et techniques mixtes.