immersion

On n’est pas à l’extérieur des images. Comme toute chose n’est pas extérieure à nous, l’image est en nous, au cœur de nous. Nous sommes au cœur de chaque image, comme au cœur même d’une peau. La profondeur de l’image relève de ce même mystère que la profondeur de la peau. La peau est ce qu’il y a de plus profond en nous, d’après Paul Valéry dans « l’Idée fixe ».

Donner du corps à l’idée et en étirer le sens consisterait en une sorte d’archéologie de la surface des images, pour arriver là où il n’y a plus rien à voir, au plus profond, là où l’image ne montre plus, ne décrit plus, là où le fond opère. Le plus profond pourrait bien être de l’ordre d’un espace infra-mince entre le dessus et le fond de l’image. Les signes et les icônes de l’image se lisent au microscope, comme d’infimes particules, dans le sang de son propre fantôme. Un mouvement fluide existe dans l’image, qui l’étend au-delà de son cadre et de sa surface, car il y a toujours eu quelque chose autour de l’image et autre chose dans l’image. L’étendue pure n’est pas abstraite. La surface a ses couches et ses reliefs. Bien qu’absolument plane je peux en effet rentrer dans l’image. La couleur matérialise cet aplat silencieux des peaux. Indicible volume des surfaces, sandwich des plans, couleurs innommables et transparence des temps empilés sont les signifiants qui opèrent obscurément, obstinément. La réalité n’est peut-être pas aussi concrète que le réel, comme la vérité n’est pas aussi certaine dans l’apparence et dans la présence des choses réelles, mais plus considérable dans le jeu des signifiants à l’œuvre.

L’expérience intérieure d’un fond irrégulier rappelle que ce qui se dit ne tient pas tant dans ce qui se voit. Ailleurs, la force fragile du signe en vue se tient ; l’image est toujours ailleurs que par ce en quoi on la voit. Il y a cette image qui flotte entre deux images : une forme nomade non fixée sur la rétine, ni sur la pellicule, ni sur le support, ni dans je ne sais quelle autre matérialité physique ou chimique. Les spectres de couleurs innommables, les fantômes de figures floues des images sont insondables. Les images sont infinies, expansives et têtues. Car l’image a une idée en tête, telle une virgule flottante, une forme molle qui demeure tout en se mouvant. Le geste de la touche donne forme à une matière picturale faisant image. Les mots peignent la matière grise d’images mentales en circulation. La sensation du toucher offre à la peau sa réaction comme mouvement échographique. Le geste d’optique tactile accélère les mouvements d’images en flux. Depuis l’âge zéro de la reproduction avec l’imprimerie, l’image participe plus que jamais au principe de diffusion de sa reproductibilité, en offrant l’étendue panoramique de la peinture au cinéma, l’illusion de la profondeur, de la Renaissance à la 3D immersive avec des masques de vision, ou en chose concrète grâce à des imprimantes 3D.

L’image a une idée fixe, non point comme un point de chute, un objectif à atteindre, mais comme son mouvement même d’image, flottant entre les images, flottant entre les idées et les connaissances. Cette idée fixe de l’image réside dans l’image en tant que principe même de répétition, reproduction ou multiplication d’images, sans s’y fixer précisément, sous aucun fixateur chimique, ni algorithme numérique, contour dessiné, ou aplat cerné. L’image a sa logique mécanique de reproduction toujours unique dans la répétition. L’image engendre l’image, l’image engendre de l’image, des images. L’image vraie dépasse la surface de l’image en tant que chose, en tant qu’objet, en tant que réel.

Tel serait le destin de l’image, offrir à ma vue ce qu’il faut pour me donner à croire, et en me faisant ainsi croire au miracle de telle image, m’illusionner d’avoir trouvé l’image vérité. La vraie. L’authentique. La véritable. Si l’image est vraie, ce n’est qu’en tant qu’idée du Vrai et l’image est alors l’Idée. Sa forme d’idée, plus mentale que concrète, en fait une forme immersive, qui m’imprègne d’abord de l’intérieur. L’image a cette puissance immersive qu’elle se donne en une perception globale immédiate. D’un coup elle entoure mon cerveau, puis mon corps, de sorte qu’elle envahit aussi tout l’extérieur. L’image en tant qu’empreinte (pochoir rupestre de l’art pariétal, masque, portrait réaliste, transfert, suaire, image photographique ou miroir chimique des spectres lumineux, ombre chinoise, épiderme pigmentaire des images peinte, etc) est tentative d’empreinte totale, comme une cartographie à échelle un coïncidant partout. Aujourd’hui l’image n’est plus seulement une empreinte du corps, un pochoir physique des peaux et des pigments, un transfert graphique des mondes, une projection des figures et des contours, un masque de surface, une révélation chimique des fréquences et des ondes lumineuses, c’est aussi, grâce à leur connexion interactive, l’empreinte numérique de nos données quotidiennes en temps réel : imagerie permanente de nos situations, imagerie géo localisée, imagerie interconnectée, imagerie archivée en direct et à la nanoseconde près, imagerie d’occupation des territoires, imagerie d’invasion coloniale, imagerie de libre soumission au contrôle. Où est l’image vraie dans ce tourbillon saturé d’images ? Y voit-on encore quelque image, dans cette multitude éparpillée ? Que voit-on encore seulement dans l’image noyée d’images ? L’image d’une liste totale.

En tant que telles, les images, empreintes totales, sont devenues toutes vraies. La touche pigmentaire d’une première main au fond d’une paroi rupestre à Chauvet, la touche picturale du peintre assurant l’écriture stylistique de l’image, jusqu’à la retouche photographique ou numérique, toute image a son caractère authentique et vrai, celui de chercher à dire vrai par l’inscription des signes spécifiques et techniques de son langage visuel. L’image retouchée ne triche pas. Touches et retouches ne sont que l’affirmation de cet accomplissement par l’image d’une confusion inouïe entre la réalité, le sens, le temps et la vérité. L’image parlante tient ce double langage à partager (l’interaction), de ce qui a été (la réalité) et de ce qui est (la vérité), pour projeter un avenir (l’idée), dans un mouvement polysémique (l’interprétation) devenu tactile et immersif (les sens redoublés). Nous faisons des images pour constater des faits et des signes réels, les décrire, donner les preuves tangibles d’un passage. En donnant le miroir oculaire de cette vérité folle, du seul point de vue garant de l’expression de mon être, l’image est l’exclamation subjective de la perception. L’image tient dans l’acte de cet existant agissant comme signifiant à l’œuvre et l’image suit la courbe de croissance de nos égos et de nos émotions s’éparpillant.

La vitesse et le nombre d’images ne laissent plus le temps aux images d’être vues, ni contemplées. Aujourd’hui, elles se répètent, elles se mettent en compétition, elles s’accumulent en construction sur des supports de diffusion et de stockage toujours plus performants. Elles s’entraînent dans un mouvement de prolifération inévitable, abreuvé par leurs propres données en flux continu. Elles composent des vues avec le flux de données et le composent également, de sorte qu’elles nous intègrent comme sujet dans le monde de leur mouvement optique. Elles se posent comme les spectres visuels d’une vérité à succès de passage, comme un nouveau fleuve. Les réseaux dématérialisés leur offrent plus de légèreté (agilité) et plus de poids (impact) ; les images circulent en gazouillant leur message, chant des amours, des compassions, des deuils, des élans, des désirs, des fantasmes et des frustrations, des vulgarités, des fractures, des dominations ou des volontés de pouvoir, à l’ère des flux deux-point-zéro interconnectés et permanents : « C’est ça ! » « C’est ça ! » disent nos méga-giga-octets d’images interconnectées, comme une éblouissante vérité folle. Comme pour nos objets connectés de plus en plus nombreux et présentant des failles de sécurité à grande échelle, les images peuvent se constituer en nuée d’objets zombies. Ces lueurs stroboscopiques des images publiées en continu sur nos écrans terminaux nous éclairent-elles ou nous aveuglent-elles ? Y-a-t-il encore une image pour me dire quelque chose de ce qui a été réellement et de ce qui est ? Accumulées comme des résultats, les images ne seraient que des rectangles de comptes, des cadres de constats, des icônes ou des ordonnances, des effigies, des vanités et des calculs. Envisagées comme processus, les images ne sont plus figées dans leur apparence et participent d’un échange, d’un partage sensible, visuel et mental. De fait elles sont ce qui est et ce qui m’inclut dans cet espace partagé, le réel même, imagé, dans lequel et par lequel ma pratique de la vie interagit (modifie tout en se modifiant). Les images sont devenues des objets connectés, capables de participer avec leur intelligence artificielle à nos échanges avec le monde. Comme des systèmes informatiques, à partir de données qu’elles nourrissent, les images se développent comme système de conquête spatiale et apprennent à nous imposer leur cadre comme monde et comme mode de communication. En vérité l’image contient une dimension intelligente qui lui permet d’apprendre et d’intégrer des procédés qui lui permettent de prendre corps sur les choses réelles. Un langage qui intègre l’évolution de mon nom en tant qu’icône nomade.

Les images ont une vérité plus proche de la peinture, que du rôle qu’on leur fait jouer sous couvert de technologies. Elles ne sont pas seulement des résultats, ni des performances, ni des figures finies, ni des stéréotypes immobiles. Plus proches de la peinture, car si une image dit « C’est ça ! » « C’est ça ! », le « ça » est une image en construction. L’image ne peut être fixée. L’image est en devenir. Chaque vision se prolonge, engendrant une autre vision, oculaire ou mentale. Construction. Interprétation. Oui une vérité plus proche de la peinture, qui donne ce qui sera. Une révélation. Un mystère d’incarnation. Interpénétration. Le pouvoir de l’image tient à ce pouvoir de révélation qu’elle nous donne et nous offre immédiatement. Quelle promesse illusoire, de croire comme si la lumière de l’image, cette lumière de demain, était déjà là. Ne peut-il y avoir d’image sans lumière ? Le pouvoir d’immersion de l’image tient beaucoup à ce bain apparent de révélation et de lumière. L’image et la lumière se sondent et s’entretiennent matériellement, l’image et l’air aussi, l’image et l’invisible. Comment peindre l’infini ? Comment peindre l’invisible ? Comment peindre l’air ? Comment peindre la lumière ? Comment cela peut-il être accessible à l’image, alors même qu’image est écran. C’est-à-dire opacité, obstacle, support, cadre, finitude, limite. Par exemple, dans une peinture l’écran de pigments est révélé par nos regards et par nos lumières comme image en tant que surface d’un mur ouvert et prometteur. L’écran des cristaux d’argent, de l’épreuve photographique chimiquement fixée, révèle une écriture du regard et de la lumière, écriture de la pratique photographique inscrite comme style de vie, liant corps et image. Devenue lumière cinématographique, cathodique puis numérique l’image se construit dans la succession impressionniste d’une modélisation atmosphérique, danse, flamme, projecteur, donc immersion dans le plein jour. L’image m’enveloppe de son caractère lumineux et par sa projection se mêlent nos ombres.

Avec l’invention du cinéma, l’écran d’images en mouvement est d’autant plus éblouissant que les images sont projetées en lumières, agrandies aussi. Ainsi le sujet de l’image s’agrandit, s’anime et me baigne à mon échelle dans une lumière réunissant l’espace de l’écran au mien. Image lumière, terrifiante, magique, fantastique, séductrice, l’écran cathodique de la télévision s’ancre dans notre quotidien intime, à domicile fixe, pour nous y éclairer de son halo lumineux d’image vidéo, dont le flux de diffusion croît considérablement pour nous accompagner partout en tout instant. La dimension médiatique de la lumière s’accentue avec l’écran numérique. Les ordinateurs d’images numériques, de textes, de vidéos ou de photographies sont devenus nos images « lampes de poche », attachées à nos corps par des interfaces accessibles partout, dont la lumière éclairante nous accompagne dans tous nos mouvements physiques, les plus quotidiens comme les plus intimes. Nos peaux sont colorées du halo bleuté des écrans lumineux. A quel besoin, à quelle attente, si forte, si essentielle, peut correspondre un tel développement technologique et social des images ? Divertissement. Sensation. Émotion. Information. Souvenir. Pouvoir. C’est plus que tout cela qui propulse le développement des images. Le désir que représente l’expansion technique de l’image réside dans son pouvoir de résistance des corps au monde. L’image a toujours été une peau sensible incarnée, fascinant les uns, effrayant les autres. L’image est dermographique. Sa première impression touche nos corps. Son langage se développe comme des peaux qui se frottent au monde. Du bout d’un doigt sanctifié par son halo lumineux, l’image est le découpage spatial et fonctionnel d’une surface de langage interfacé.  Immersion par fusion des espaces dermiques. Sa beauté a souvent été confondue avec sa puissance, mais elle a toujours su délier nos langues et faire venir les mots de ses horizons. Elle est l’incarnation du corps et de l’idée à la fois mis à plat. Son existence peut combler le suspens du désir et s’accomplir par la force désirante.

Depuis les démocratisations numériques d’internet et la dématérialisation généralisée, l’image s’est glissée dans notre peau, par-delà les frontières physiques, même si elle se heurte encore à quelques limites culturelles. L’image est le corps même des Interfaces Homme-Machine. L’image met à jour la cicatrice de nos peaux ouvertes au monde. Tout simplement immersive parce qu’elle nous immerge. Avec les casques sensoriels associant une perception artificielle, sonore et visuelle, l’écran immatériel des images en 3D prime sur l’espace réel en s’y superposant exactement par un espace atmosphérique impalpable. Dans la pratique du dessin on pouvait établir cette relation privilégiée des mains intelligentes, prolongeant leur cerveau. Aujourd’hui, immergé par un casque 3D dans une image virtuelle, je vois, je perçois, mentalement et visuellement, un espace où je ne suis pas. Mes mains, reliées par des capteurs, pourront y interagir, alors qu’en vérité elles ne feront que des gestes fantômes et vides dans l’espace réel. Les espaces ne sont plus des zones distinctement séparées, mais des surcouches imbriquées, juxtaposables et superposables. Les surcouches d’espaces virtuels possibles par les nouveaux collages numériques poseront des questions juridiques sur les nouvelles possibilités d’imbrications des images. Depuis le Cubisme, le concept du collage moderne a décuplé son potentiel de combinaisons dans toutes les dimensions et nuances de l’espace, grâce à sa numérisation. La modélisation d’une image virtuelle en 3D peut prévoir un nombre si conséquent d’univers, de scénarios qu’une simple vie humaine ne suffit plus à appréhender l’insondable infini visuel des images de fond. Maintenant les images calculent plus vite que nos yeux ou que nos cerveaux. Les phénomènes de discontinuité de la perception peuvent s’amplifier de plus d’hétérogénéités tout en étant plus fluides parce que mes échanges entre différents espaces optiques sont assistés par leurs calculs de connexion.  Bientôt les écrans lumineux des images seront greffés et implantés dans nos yeux mêmes, de sorte que les espaces réels, les espaces mentaux, les espaces rêvés, les espaces imaginaires, les espaces privés, les espaces publics, les espaces artificiels ou les espaces virtuels fusionneraient en des combinaisons visuelles : collages, fragmentations, calques, discontinuités, ruptures temporelles et spatiales, décollages, connexions, montages, surcouches, interférences, multi-référencements, fondus, déterritorialisation des images. Comme à la surface des écrans tactiles où je peux toucher, interagir d’un doigt avec les images, le corps et l’image sont tactilement reliés. Une peau les réunit. Œil pour voir, œil à voir, corps image, corps support, l’image est un corps insondable.

L’autre immersion possible de l’image est l’objet concret lui-même de l’image. Faisant suite à la tradition de la perspective de la Renaissance, en tant que modélisation visuelle, l’image vectorielle engendre une chose de pur calcul, dont l’encrage du processus d’impression 3D fait naître un objet réel. Là, l’image se tient ici-même comme corps, dont la proximité spatiale et physique peut m’englober comme dans une caverne. Je peux être devant, autour et dedans cette allégorie.

L’image est un trou. « C’est ça ! » dit l’image. Un « ça », comme un trou qui ne fait pas la part entre réel et imaginaire, qui ne connaît ni norme ni réalité (temps, espace, exigences, conventions), dont le principe de base repose sur le plaisir de la satisfaction immédiate. L’ère numérique a abouti la dimension mécanique et industrielle de la reproduction des images, en les dotant d’une âme dématérialisée, d’un support de stockage mobile et d’une intelligence artificielle. Le langage de l’image s’articule toujours sur les signes d’origine, point, ligne, surface, couleur, par exemple, mais au fond de l’image une autre unité a remplacé la particule de base. La pulsion de l’image ne s’exprime plus seulement sur la base d’un petit grain de satisfaction intérieure (suaire dermographique, pigment de graphite ou sel d’argent), mais sur la base pulsionnelle du pixel. La pulsion de l’image peut même éclore et se tenir en plein milieu du décor. Grâce à cette nouvelle encre modélisable, l’imprimerie 3D rend possible une image dans son décor aussi réelle l’une et l’autre. L’image est une continuité de l’empreinte et du moulage, dont le tracé d’une émulsion de matière en fusion, comme le fil brûlant sorti d’une forge, permet sa construction réelle.

Mon contact au réel engendre une pixellisation violente et envahissante de mes désirs. L’image n’a plus d’image (icône). L’image est à l’image d’une société en adoration devant l’idée de croissance (économique) et de réaménagement territorial (plan d’occupation des sols). L’icône fait toujours peur, tandis que l’image vidée de son icône au profit du comptage rassure par son effet nénuphar (prolifération) pour recomposer des territoires sur mesure. L’image a le succès de son effet, à l’image de son compteur de résultats et de chiffres de croissance. Après l’image en perspective, issue de la Caméra obscura qui offre un espace oculaire adapté au point de vue de l’humain, dont les calculs coïncident avec l’œil, l’image algorithmique crée un nouveau modèle de représentation et de conception visuelle qui anticipe les désirs de l’œil. La nature s’estompe au profit de l’espace de l’image. L’artefact se substitue au référentiel comme nature artificielle. L’image vit, à travers les algorithmes informatiques, une application évidente en réalité augmentée et embarquée. La photogrammétrie avait déjà déplacé la vision stéréoscopique humaine pour recomposer des reliefs par décalage. L’image modifie la vision selon son procédé de modélisation et l’impose comme nouvelle vue. Une image est cette représentation visuelle ou mentale de quelque chose qui a toute sa tête. L’image a gagné ses propres yeux pour penser et voir d’elle-même. Image naturelle ou artificielle, visible ou non, matérielle ou intangible, figure ou concept, ressemblante ou référente, elle est la chose même des choses.

L’image est devant toute chose réelle. Première image et dernière image n’ont plus de raison, car l’image est devenue continue, son flux est permanent et perpétuel. Étymologiquement Imago figure le portrait mortuaire de l’ancêtre en cire. Le masque de l’image est le droit de perpétuer la lignée de la dernière image éternellement. L’image a son origine dans le corps de l’ex-voto. L’image est la vue reconnaissante des ombres -les ombres, les reflets, les miroitements, les pochoirs de lumières, les corps doubles et toutes les représentations qui peuvent se manifester naturellement dans la vie. L’image est la projection abstraite de la pensée dans une forme de langage visible qui abolit le temps et l’espace, en prolongeant les corps dans une vie d’images. L’image a une forme universelle qui lui permet de s’offrir à tous, en même temps qu’elle a une profondeur secrète qui lui permet de se refuser à la superficialité de chacun. Le mystère de Dieu réside dans le mystère de son image. L’image est la chose, l’image comme élément fondateur de l’image humaine. Le mystère de la vérité réside dans le mystère de son image, c’est-à-dire de son ombre. L’image fait de l’ombre sur la connaissance et la vérité, bien qu’elle en révèle le sens. Les images font violence à nos consciences, car elles nous disent plus que « C’est ça ! », elles nous engagent à réfléchir à ce qu’elles réfléchissent, pour à notre tour faire image. L’image nous dit « à ton tour, représente-toi comment c’est, ça ? ».

Et voilà que ça fait peur. La peur de l’image. La peur ne relève pas seulement du registre de la perception d’un danger réel, mais aussi de la représentation du danger, de l’imagination d’un danger, de l’image des risques. La prolifération des images correspond aussi à ce déplacement perpétuel et nécessaire des frontières imaginaires des peurs, des risques et des sensations. Je fais l’hypothèse de l’existence d’une peur commune non résolue, dont le travail d’élucidation se tient au creux des images individuelles ou collectives. Depuis la première image jusqu’à la dernière, chaque tranche d’image empile nos strates de désirs de vaincre cette peur. Ainsi les mains de la grotte de Chauvet nous font signe comme image, comme art, comme prolongement esthétique du langage : l’homme de Chauvet découvre que sa main et sa bouche peuvent faire autre chose que d’exécuter une tâche matérielle comme saisir ou manger. Il matérialise une forme de langage en soufflant du pigment sur une main pochoir. Son corps fait image et se transforme ainsi en langage et en culture. Cet acte est une prise de conscience qui dresse le portrait d’une pensée culturelle. L’image de la main de l’homme de Chauvet incarne la respiration d’un homme conscient du sens qu’il fabrique, c’est-à-dire du sens politique que sa vie étend au-delà d’un rôle de prédateur. L’image incarne donc une vision subjective à l’échelle de mon corps, ici une main. Dès lors que ce geste intime nous fait signe, son image crée finalement une perspective optique d’universalité. Cette image à son image, en portant une vision tendue vers nous tous, ravive aussi la part socio-économique de l’œil.

Le problème de l’image est aujourd’hui de réussir à réunir le champ de la culture (désir, amour, création, vérité, langage, sens) avec le champ de la gestion (preuves économiques, comptage, résultats, croissance, prolifération, chiffres, algorithmes). Le projet de l’image est de réussir cette réunion, ce partage, ce mouvement des sens, ce tissage, ce grouillement des expériences et des signes. L’image est l’espace hétérogène des signes en mouvement, dont le flux des inscriptions fait le fonds d’images vivantes. Les vues de l’air. Dans l’air, les nuées d’images dessinent des volutes indescriptibles et entrelacées. Mises bout à bout, les images forment les immenses bannières du Monde Google, même litanie de prières que sur les anciennes bannières de procession religieuse. Empilées au gré de leur production industrielle, les images tentent de renaître de leurs fonds indistincts, de leurs signes confondus, de leurs couleurs innommables, de leurs formes vagues. Cette renaissance technologique aboutit à la mise en réseau d’une cartographie d’images, planes ou en volumes, comme autant d’îles optiques inversant le réel. La promenade des regards constelle leur opacité de fenêtres difformes, profondes et signifiantes. L’image est la proposition de partage sensible des peaux aveugles des arbres. En plus de ses signes iconiques, l’image affiche une peau. En plus de ses codes vectoriels, l’image imprime un objet. L’image prend corps au-delà de ce qu’elle figure et bouleverse notre approche cognitive.

Quand savoir quoi voir n’est plus certain, nos mains caressent les images, renouant ainsi avec ce geste continu depuis l’art pariétal jusqu’aux interfaces tactiles et rappelant aussi que l’immersion dans l’image touche plus notre corps que nos yeux. L’immersion a ce caractère de choc qui m’inclut brutalement avec sensation, car ses images me frappent comme un plongeon dans la piscine.

 

Notes de travail 2014-2016