Approchant un coquillage de mon oreille, j’ai gardé à jamais trace de l’ampleur phénoménale et déconcertante du son en émanant. Bien que la coquille soit vide, portant ce rien à l’épreuve de ma perception, j’ai été surpris de découvrir ce vacarme étourdissant.
Partir d’un espace vide, aboutir à un tout envahissant, exactement contraire et paradoxal à ma vision de la coquille vide, on a tous vécu cette expérience renversante.
Il y a donc une dualité entre le sujet et l’objet, dont j’ai cherché à sortir par une vérité apaisante.
Quand je regarde une image, il existe quelque chose de comparable au phénomène sonore du coquillage. Une contrariété visuelle existe entre le réel et sa perception.
Face à ma relation quotidienne au monde, je cherche à comprendre ce qui lie ma perception à l’image et au réel. Alors que j’ai l’habitude de penser que le réel engendre des images, je me suis aperçu que c’était aussi l’inverse : un monde renversé par les images. Le réel peut venir d’images qui le façonnent et d’illusions qui m’impressionnent.
Ces effets créent une magie dans l’image.
Magie est un mot qui va bien aux images, non seulement parce qu’il en est l’anagramme, mais aussi parce qu’il en exprime bien l’enchantement d’un surgissement optique déflagrant.
Une apparition.
Une révélation aussi.
Cette déflagration est-elle vraie ?
Réalité et vérité
Encore cette question de l’image vraie dans mon esprit : toujours à vouloir savoir où est l’image vraie dans la guerre de l’information. Toute l’entreprise des échanges et des partages d’images tient aux superpositions interactives de modification narrative du réel. Que faire de ces fictions permanentes, en réalité, sans la vérité ? Peut-on s’en tenir aux faits réels des images et des mots ?
Bien que les faits soient des choses concrètes, auxquelles je peux avoir recours pour chercher la vérité, ils n’existent pas en dehors de leur interprétation. Dans ce mouvement incertain, toute chose se transforme donc, en même temps qu’elle se révèle. Personne ne peut donc se satisfaire d’une vérité qui ne s’en tiendrait qu’aux faits, car elle n’est ni réelle, ni extérieure, ni tangible, ni transcendante.
Autrement dit, je cherche une image juste, pour être en justesse avec le réel, avec le mouvement, et me libérer du principe de réalité. Ainsi chacun doit fabriquer sa vérité pour signifier son rapport au monde, et cherchant la vérité, s’émanciper. Car les choses ne sont pas ce qu’elles ont l’air d’être. L’image est une loupe qui grossit, déforme, décuple et renverse le réel. Regarder la réalité en face exige justement de la dépasser à travers des filtres ou des lentilles. Entre toutes les fables qui se tissent, se tient donc l’ajustement nécessaire d’une possible histoire vraie, à condition d’être partageable.
En effet, il ne serait pas raisonnable que chacun rende vrai ce qu’il lui plaît de croire. Si chacun pouvait être ce qu’il veut être, ou si le réel n’était que ce que chacun voit à sa porte, la confrontation des réalités serait alors bien fracassante. Pourtant, à travers la traduction et l’interprétation du réel par les langages, le réel pouvant être ce que je veux qu’il soit, ma conscience interroge inévitablement la vérité de la fiction et la possibilité de son partage.
Être et résonance
Au risque de me tromper, tout peut donc être vrai avec l’image. Comme si le réel n’avait pas tout à fait existé, l’image est vraiment là. Poésie, littérature, peinture, photographie, sculpture, théâtre, communication, cinéma, image, c’est la magie des signes opérant dans le champ du réel même. Dire une seule parole peut guérir. Voir le frisoté liquide au loin peut faire trembler la ligne d’horizon sur l’océan. Inclure des lettres dans le paysage des cartes peut porter le monde physique à ma bouche. Les sons ambiants se mélangent aux couleurs innommables dans le mouvement total et liquide de ma perception globale.
Toutes ces fables construisent le monde. Je ne reçois pas seulement des signaux extérieurs auxquels je devrais m’adapter.
Je commence surtout par rêver le monde pour y être en résonance.
Dans ce grand mouvement jubilatoire des images et des sens, tout est toujours vrai en tant que présence. Car les images, comme la vérité, ne peuvent être objectives. En effet elles sont doublement imbriquées avec moi et avec le réel. Leur vue est un paysage extérieur retourné vers mon intérieur. Le réel s’inverse optiquement en moi et ma digestion espère en tirer un certain bonheur.
Cette petite phénoménologie renverse les états de ma perception.
Deux réels se confrontent alors en moi. Mon intérieur forge des vérités poétiques, dont la vision est une des composantes de cette bibliothèque imaginaire. Au contraire, mon extérieur appelle des vérités établies, avec lesquelles ma raison pose des règles communes nécessaires.
Si je ne veux pas subir le grand chambardement de ce mouvement, je dois trouver l’équilibre habile, d’une vérité à l’autre, sans perdre ma raison dans les images. Pour ajuster cette bonne place, je dois chercher les moyens d’entrer en résonance avec le monde.
Les images participent à ces formes d’échos nécessaires entre l’être et le réel pour vivre ses expériences.
Intérieur et extérieur
« Les deux aspects de l’expérience, intérieur et extérieur sont, non pas en relation, mais en conflit. L’idée d’une réalité pure, extérieure […] est une chose que je ne peux cerner que d’une manière totalement abstraite et forcée. Je ne peux procéder que sur la base de mon expérience, d’où il s’ensuit que l’expérience est purement affaire de perspective, […] qu’elle a lieu, s’entend dans l’esprit des êtres humains » (Arabella Kurtz, « La vérité du récit, Conversations sur le réel et la fiction », avec John Maxwell Coetzee).
La création artistique me permet justement de vivre cette expérience intérieure du monde et de la partager avec l’extérieur. L’art permet en effet de développer cette « intuition de la nature subjective et intersubjective de l’expérience ». La posture artistique me demande de regarder le monde en mouvement autour de moi, dans toute la complexité des choses qui le composent pour le réfléchir. Toutefois, chaque posture s’ajoute en tant que telle à la somme des autres, et chacune dans ces entrelacs de visions me rappelle à chaque fois qu’il ne s’agit jamais du monde, mais seulement du sujet qui regarde ou de l’artiste qui crée depuis son point de vue. Chaque individu est tout autant légitime pour habiter le même espace que moi de sa vision. « Chacun possède une perspective – qui n’est pas statique, mais évolutive – et qu’il peut choisir, dans les histoires qu’il se raconte sur sa vie, de lui être plus ou moins fidèle » : c’est le propre de l’artiste, en réalité de tout humain, qui crée nécessairement sa vision pour la vivre en tentant d’échapper à l’influence des autres.
Ce que l’artiste appelle perspective et image n’est donc pas seulement une question géométrique, spatiale et figurative, mais une projection du sens que chacun donne aux choses. Cette forme de perspective dans l’espace offre un autre potentiel à mes visions, en apportant une dimension analytique et psychanalytique aux images, confrontant deux aspects indispensables à l’art comme à l’existence : comprendre la vérité des choses en dehors de leurs faits, et me comprendre parmi le tout. Il est tout autant question d’une profondeur physique de l’espace réel, que d’une profondeur intérieure de l’être.
Giacometti disait justement : « Moi je pense que Cézanne a cherché la profondeur toute sa vie ».
Œil et magie
Évidemment, l’œil est un appareil optique, qui permet d’obtenir une vue. Cette vision produit la sensation d’une image. Il s’agit bien de cela, une sensation. Cet organe permet donc d’opérer plus qu’une fonction optique.
L’œil interprète et ses visions réinventent la réalité. Il ne lui suffit pas d’obtenir un simple transfert formel, reproduisant fidèlement les choses, mais de créer une sur-vue pour sur-vivre, c’est-à-dire d’imaginer un monde sur le monde. Les images transforment ainsi le réel, le révélant tout en le déformant.
Voici la magie : des imbrications optiques superposables.
Comme l’art, l’image est artifice.
Dans la grotte de Lascaux, une vache est déformée volontairement en intégrant la paroi au dessin, de façon à rendre sa forme plus vraie ou plus naturelle pour le spectateur situé en contrebas de cette figure. L’anamorphose, ainsi déjà pratiquée à la préhistoire, ne constitue pas une maladresse déformante, mais crée un écart volontaire pour mieux comprendre le monde et mieux exprimer une sensation. La déformation créée par l’imbrication du trait de dessin avec la forme de la roche répond à la relation que cherche l’image entre le réel, son objet et l’être. La vache prend corps dans l’esprit par son image en transparence sur le volume du rocher. Le dessin prend un sens particulier pour celui qui le regarde, selon l’usage culturel de son temps. Lorsque l’homme préhistorique dessinait des animaux sur les parois des cavernes, il visait à se procurer une chasse heureuse par les procédés magiques de l’image. L’image participe encore de nos jours à notre esprit de chasseur ou de cueilleur, pour nous apporter des bienfaits.
L’œil produit un geste d’image sur une paroi intermédiaire entre mon intérieur et mon extérieur, pour satisfaire mes désirs.
« Le mot d’image est mal famé parce qu’on a cru étourdiment qu’un dessin était un décalque, une copie, une seconde chose, et l’image mentale un dessin de ce genre dans notre bric-à-brac privé. Mais si en effet elle n’est rien de pareil, le dessin et le tableau n’appartiennent pas plus qu’elle à l’en soi. Ils sont le dedans du dehors et le dehors du dedans, que rend possible la duplicité du sentir, et sans lesquels on ne comprendra jamais la quasi-présence et la visibilité imminente qui font tout le problème de l’imaginaire ». Cet extrait de L’Œil et l’Esprit m’invite à penser qu’il y a un regard du dedans inversant le regard du dehors et recomposant les constituants du réel en constituants plastiques.
L’artiste en tire sa vérité du monde, ajustée à son corps et à son esprit. Ainsi naît ma pensée magique. Comme le dit Maurice Merleau-Ponty : « Le peintre, quel qu’il soit, pendant qu’il peint, pratique une théorie magique de la vision ».
L’image n’a pas fonction d’être vraie, mais de présenter une vision possible à travers son acte signifiant, donc une magie.
Toute image est donc toujours vraie en tant que geste optique, sinon ce ne serait ni drôle, ni beau, ni réel, ni magique. Toute image est l’instant du monde, c’est-à-dire le monde inversé, dans lequel une vision naissant par un corps offre instantanément une pensée et une chose. Sans ce monde inversé, sorte de condensé immédiat passant par le corps, la vue, les mots et l’esprit, aucun réel n’apparaît.
Les images ont justement cette propriété étonnante de pouvoir présenter une totalité complexe d’un seul coup d’œil. Instantanément.
Réel et apparition
Dans une durée suspendue, hors du temps commun, l’image propose une vision immédiate mais en attente. Un peu comme l’espace de la renverse, aussi appelée étale, représente ce moment entre deux marées où le courant est nul, entre un flot et un jusant, ou l’inverse, je me trouve dans cet entre-deux : condensé d’un extérieur et d’un intérieur.
L’image est l’instant de renverse que chacun traverse à la vue des choses.
A l’ère des flux connectés et continus, ce monde des images est le réel inversé dans une formidable convergence globalisée de visions individualisées. L’image n’échappe pas aux effets numériques de dématérialisation, de vitesse et de prolifération. L’image participe ainsi aux transformations des modes de vie liées aux infiltrations de la technologie dans le langage.
En vrai, chaque chose réelle est pourtant matière, corps, organe, cellule, molécule, masse, rhizome, bactérie, champignon. Mais sans image, c’est-à-dire sans révélation des choses, rien n’existe.
Pour être, le réel doit donc m’apparaître. La vieille histoire.
Si je ne suis pas là, pas de réel. Le réel qui m’apparaît est celui que traduit l’ombre, la lumière, la couleur, la matière, la ligne ou le point. À travers ses constituants plastiques, l’image acquiert une structure « vivante », c’est-à-dire changeante et adaptable au monde et au temps. L’image témoigne du réel qui m’est apparu et sans quoi il n’aurait d’existence.
Entre cet horizon sur l’océan et moi, il y a cette ligne justement, qui nous joint au monde.
Pourtant, aucune ligne droite dans la nature, aucune ligne même, aucun mot à l’horizon non plus. Tout est concentré sur cette ligne, frange impalpable de la totalité, pour sortir d’un espace inconcevable.
Dans les aquarelles de Château Noir entre 1895 et 1900, comme Pin et rochers près des grottes au-dessus de Château Noir, Paul Cézanne applique un procédé épuré. Un simple système de lignes, ponctué de touches de couleurs transparentes, cadence la surface de l’image. Ici, la diagonale du pin et les contours des rochers s’équilibrent avec les taches translucides pour former une unité visuelle. Ce qui compte donc, ce n’est pas tellement la seule maîtrise technique du motif en touches, mais plutôt la capacité à révéler l’organisation de la nature par des lignes et des morceaux.
Le recherche du motif est pour lui une double expérience physique : une promenade dans le réel et dans la peinture. Sa promenade se réalise autant par une marche, par une vision que par une image. Sa méthode de travail combine une succession de lignes disjointes avec des touches de couleurs, le tout recomposant géométriquement des plans et des choses dans l’espace.
Par un système de lignes, passant par son œil et sa pensée, l’artiste peut se relier directement au monde, et en tirer un espace autre que tout, par-dessus tout : un dessin.
Être et ligne
En cherchant le motif le plus juste, Paul Cézanne se soumet au réel pour générer le plus librement possible la ligne adaptée à cette mission iconique : la révélation.
Cette soumission au réel produit l’écart nécessaire à la vision pour comprendre la vérité. Tracer une ligne entre moi et le réel me permet de prendre du recul. Dessiner des lignes pour comprendre et pour construire l’espace d’une image est incontournable. La pensée peut ainsi structurer sa vision. Mais dessiner une ligne, même pour rationaliser un espace, c’est aussi offrir une liberté au réel.
La liberté de la ligne inverse et poétise le monde.
La chambre noire de l’œil des images crée cet enchantement des lignes, des perspectives ou des plans, comme autant de signes rapprochés, formant le petit théâtre d’opérations visuelles. Le réel engendre le langage des choses vraies pour m’en rapprocher au plus juste. En représentant et en médiatisant les choses par des signes, le langage des mots et des images peut les rendre plus réelles. Les images me lient points et lignes au monde recousu dans ma pensée.
Cette profondeur des lignes de perspective n’est rien d’autre que ma participation magique à cet « Être sans restriction », dont parle Maurice Merleau-Ponty.
Mon langage met des mots à la ligne pour faire parler mes visions du réel. Mes images calculent les modélisations linéaires de figures. Les algorithmes du Deep Learning m’apprennent les choses des images et m’inventent. Je suis partout, calculable et imaginable. Mes lignes de vie dessinent des équations. Je m’invente des images et des lignes pour me représenter le réel.
Les images ont toujours cherché un ordre plus ou moins calculé, strié de lignes, pour faire venir la pensée optique d’un monde vectoriel.
Chaque image est ma pure pensée en projection.
La perspective de la Renaissance est une structure linéaire géométrique pratique pour traiter les informations poétiques du réel en projections rationnelles. Les théories de la perspective linéaire de la Renaissance permettent de créer une véritable peinture scientifique en relief.
Antoine Bourdelle dirait à l’inverse que « la sculpture n’est pas autre chose que du dessin dans tous les sens ». Pour Antonin Artaud, « l’air est plein de coups de couteau, […] comme des stries d’ongles magiques ». La ligne relève du vivant et de l’être intérieur.
Pour ça, l’image me renverse, donc me déforme. Elle exerce le pouvoir magique d’une chambre d’écho, répétant une figure réelle de l’espace et des choses en une résonance de lignes recombinées, formant des réseaux d’empreintes à la fois mathématiques et poétiques. L’écho amplifie le réel jusqu’à le déformer.
Je me suis toujours demandé pourquoi le miroir inverse ma droite et ma gauche, alors qu’il n’inverse pas ma tête avec mes pieds. En réalité j’ai fait l’erreur de croire en ma première impression, cette apparence trompeuse du reflet, qui trouble mon cerveau. Dans un premier temps, je m’imagine à la place de mon reflet, de sorte que je pense que ma main droite est devenue une main gauche. D’un point de vue raisonné, je peux découvrir que mon reflet ne correspond pas à une rotation mathématique, mais à une symétrie orthogonale par rapport au plan du miroir. Mon reflet n’est en effet que le résultat logique d’une projection visuelle symétrique par rapport à la surface du miroir. Ainsi le paradoxe du miroir n’en est pas vraiment un. Pourtant son effet engendre une sensation inversée, troublante et capable de me renverser. Pour sortir de cette confusion d’esprit créée par le miroir, je dois tracer des lignes de projection géométrique, seules capables de faciliter et d’élucider mon rapport avec le reflet.
Dans L’eau et les rêves, Gaston Bachelard décrit ce jeu de miroir qui me déforme : « Ainsi l’eau, par ses reflets, double le monde, double les choses. Elle double aussi le rêveur, non pas simplement comme une vaine image, mais en l’engageant dans une nouvelle expérience onirique ».
Indicible et cécité
Certains disent parfois qu’une grande part du monde relève de l’indicible et que je ne peux en avoir qu’une vision confuse. Si je ne peux le dire, suis-je en capacité de le voir, et inversement. Face à cette barrière du voir et du dire, créant une altération empêchant une perception complète ou juste, je peux m’impliquer dans l’expérience, le rêve ou l’imagination du monde.
En 2006, l’artiste Max Horde crée la première Ligne invisible. « J’en fais trop avec l’invisible », livre-t-il sur son site internet. Avec la tournée mondiale de ses lignes invisibles, puis la création en 2011 de la Sculpture invisible, et l’affaire de sa disparition qui s’en suivra, puis ses déterritorialisations de grains de sables invisibles, l’artiste sème le doute dans le règne du visible. « Il s’agit d’une représentation spécifique de l’invisible parmi d’autres bien sûr. Une œuvre suprême, ne faisant jamais référence au monde visible. Sans dimension, ni poids, ni forme. Donc impossible à imaginer […]. » En 2016, dans son journal du Palais idéal invisible, il explique comment il dessine avec soin, de son doigt tendu dans l’espace, des lignes au-dessus de sa tête. Il peut alors contempler l’étendue d’un royaume indéfinissable, occupant le monde même. « On me demande souvent de décrire mon « Palais idéal invisible » et je réponds toujours la même chose, que ça m’est complètement impossible, vu que je ne l’ai jamais vu. »
Dans le règne visuel du réel, une ligne transparente dessine un monde inversé d’invisibilités. C’est aussi en cette zone aveugle que réside la possibilité d’une image vraie, dont chacun peut parler, comme Max Horde, de ce qu’il ne saurait voir ou dire, et qui lui fait pourtant sensation.
Poursuivre le réel ne peut se faire qu’en ayant un fil conducteur pour nous mener d’un point à l’autre des espaces : une ligne permettant de joindre le visible à l’invisible, l’extérieur à l’intérieur, les choses concrètes aux choses imaginaires, les territoires réels ou imaginaires entre eux. C’est une ligne de jointure et de contamination entre les frontières et les perceptions.
« Alain Buhot développe une œuvre polymorphe dont les notions d’identité en sont le fil conducteur. » Ce fil conducteur s’est par exemple manifesté par des lignes découpées au scalpel dans des cartes et des plans, afin de retisser à plat ou en volume des territoires entrecroisés de chemins, d’existences et d’identités déterritorialisables. A partir du traitement de masse des informations du monde, les réseaux linéaires de Alain Buhot brouillent la simplification médiatique imposée, des images et des discours sur le réel, pour tenter de révéler les formes infinies et complexes du « gigantesque rhizome » de ce que représente l’acte de voir le monde. Transformer le monde en suivant le fil des images proposées par Google (Cartographie@), en sélectionnant les voies de circulation de plans et de cartes déformées (MAP), ou en fragmentant et en collant les détails de territoires reproduits au stylo à bille bleue (Carte bleue), tel est le projet de l’artiste, d’arranger le réel pour en souligner les disruptions et les mouvements.
Ce qu’il nous montre ne correspond pas à sa vision oculaire mais à une pensée de sa vue, déformant et recomposant pour faire des images parlantes. Il y a bien dans l’image une histoire d’œil et de bouche, qui fonde les métamorphoses du monde en image et en texte.
Dans sa vidéo « Œil », postée sur YouTube en 2018 à Séville, l’artiste Gilbert Descossy nous montre la mastication d’un chewing-gum, dont le résultat aboutit à la sculpture en bas-relief d’un œil. Outre la performance technique du façonnage d’une sculpture en une minute et cinquante-neuf secondes, le spectacle de l’activité mystérieuse de la caverne buccale, suspendu à cette bouche muette, balbutiant silencieusement, tâtonnant intérieurement des dents et de la langue sur la part indicible du monde, me renverse dès l’apparition de cet œil blanc. Venant se loger entre les lèvres devenues paupières, un œil blanc et opaque naît dans une bouche. Bouche muette et œil aveugle me renvoient encore à l’indicible réel. L’inversion d’un œil dans sa bouche crée une forme de contorsionnisme qui cherche à inverser autant le monde que les sens s’y déployant. Goûter, voir, toucher, parler, sculpter. L’œil aveugle naissant d’une bouche muette dessine une ligne intérieure et inversée de l’être. Aveugle et sans parole, l’homme et le monde se tiennent en équilibre sur une frange impalpable et fragile.
Ce qui est de l’ordre de l’invisible, du brouillage ou de l’indicible tient aux limites du langage et de l’image, dont la tentative d’une ligne peut seule me sauver et me relier au réel.
Lien et rupture
L’image est alternativement recomposée ou décomposée, analysée ou imaginée. Elle est le lieu d’une discontinuité perturbante, qu’un fil conducteur cherche à relier. Son cadre engendre une restitution fragmentée du monde. Voir donne donc forme à une interprétation plus ou moins complète et ressemblante. C’est au cœur de cette propriété de ressemblance, dont les écarts variables poétisent et ajustent le monde, que réside le sens mouvant que les choses peuvent prendre au cours de leurs différentes représentations. C’est l’excitante histoire du mouvement de la beauté, des signifiants et des paradoxes, dans laquelle s’aventure mon esprit et à laquelle participent les images.
Par le suivi des lignes croisées d’un fil d’Ariane censées relier toute chose du monde selon une méthode, la perspective traditionnelle offre une plongée dans les strates du plan, pour atteindre l’illusion du lointain, pour instaurer des points de repère et pour rassembler les morceaux en plans dans l’espace.
Grâce à cette intelligence structurant l’espace et le temps, véritable interface que l’image tient comme rôle, j’ai une acuité accrue du monde. Je le vois, je le comprends, j’y agis mieux, avec plus de plaisir et de raisonnement. Je peux en ressentir la profondeur, non seulement comme une connaissance spatiale, mais aussi comme une pleine conscience de moi-même.
Avoir pleinement conscience de l’espace et de ma présence dans ce réseau d’enchevêtrements du réel, passe par des lignes horizontales, verticales et obliques, mais aussi sinueuses, courbes, molles, flexibles ou simplement libres : les dimensions physiques et psychiques de la ligne.
Dans tous ses états, la ligne est un système minimaliste efficace capable de me restituer une analyse perceptive, scientifique et mystique du monde extérieur. D’abord, elle me présente donc comme sujet d’une expérience émotionnelle et phénoménologique, tout à la fois inclus dans le réel et dans le même espace qu’elle. De plus elle participe à l’illusion efficace faisant apparaître ce qu’il y a au-delà. Tantôt abstraction du monde ou tracé mimétique, elle incarne une présence du réel.
Pourtant, en même temps qu’elle me lie à l’extérieur et qu’elle me le révèle, elle m’en coupe inévitablement comme une frontière, repoussant tous les horizons à d’autres images à venir et nécessaires pour combler cet effet de rupture. Bordure, cadre, format, viseur, l’image possède des éléments de césure. Elle me lie à son sujet et m’en sépare inévitablement à la fois.
Je cherche à combler le manque de ce qui n’est pas à l’image, c’est-à-dire à reconstruire le contexte coupé par le cadrage. La vue restreinte de l’image peut-elle me relier à ce dont elle m’extrait aussi.
Avec l’image, il y a toujours un hors champ qui aspire tout le réel extérieur dans l’élément médiatique de l’icône. Ainsi tout le monde a par exemple une image du 11 septembre, alors qu’il n’y était pas. Par la force de l’image, chacun devient le survivant d’une « fiction » collective.
Lors des Rencontres de la photographie de Arles en 2016, l’exposition Nothing But Blue Skies revient justement sur l’image médiatique du 11 septembre. Les artistes invités par les commissaires de l’exposition Mélanie Bellue et Sam Stourdzé y ont présenté différentes formes visuelles de relecture de ces évènements tragiques. Avant le 11 septembre, il n’y a probablement pas eu d’évènement d’actualité qui ait engendré autant d’images. En montrant la réappropriation artistique de l’abondance médiatique, l’exposition nous renvoie à l’imaginaire et à la fiction de notre inconscient collectif. Pour dépasser la brutalité du grand incendie surgissant dans le bleu apparemment tranquille du jour, les propositions exposées déplacent les éléments informationnels de l’image vers ses effets plastiques et la communication des médias vers l’expression artistique.
À travers les éléments d’information présents dans les formes médiatiques de communication, il y a ce hors-champs signifiant qui nous inclue et nous aspire en tant que réel dans la fiction de l’image.
Après l’abondante iconographie de presse figurant l’horreur, l’image revisitée s’inverse avec l’art et le temps pour surmonter les ruines et les pertes.
Ressemblance et effet
Dans son article Platon : la magie mimétique, Jacques Darriulat présente l’origine du mimétisme en faisant référence aux pleureuses, dont les corps et les cris incarnent ceux, devenus inhumains, des morts. Il y a une forme de mimesis dont la magie est capable de rendre présents les absents, renversant les morts en revenants. La magie mimétique des pleureuses permet donc d’inverser l’image disparue en présence. Cette incarnation redevenant possible, une image du rien passe par la parole vivante de la pleureuse. L’image mimétique est ainsi plus parlante par les pleureuses, que par l’écriture, la peinture ou la sculpture. Si une œuvre ne peut répondre à mes appels ou à mes attentes, comme retrouver un mort, alors il me faut une image plus puissante, capable de magie. Ici la voix incarne une image.
L’image incarne une présence, voilà son effet saisissant.
« A l’inverse du mot qui fait signe vers l’idée, et se rend ainsi capable d’enseigner, c’est-à-dire précisément de faire signe, l’image mimétique se donne à voir comme une apparition plus encore que comme une représentation. Dans le Sophiste, l’Étranger d’Élée […] construit une série de dichotomies entre les arts, dans l’espoir de se saisir enfin de l’art sophistique. […] il distingue, dans l’art qui fabrique des images, deux formes mimétiques : l’art de la copie, qui emprunte au modèle ses rapports exacts de longueur, largeur et profondeur, et revêt en outre chaque partie des couleurs qui lui conviennent, et l’art du simulacre, qui déforme le modèle de telle façon qu’il en fasse apparaître l’image pour un spectateur favorablement placé. »
Je comprends alors ce que Platon rejette de l’art mimétique, qui ne correspond pas à la sagesse sophiste, cherchant à démasquer l’imposture. Dans cet art du simulacre, que je nomme aujourd’hui encore art de la perspective, comment accepter dans ma recherche d’une image vraie, la supercherie des effets spéciaux, des impressions spectaculaires ou du goût du sensationnel, qui visent à me frapper de stupeur, à me saisir plutôt qu’à me faire penser.
Si l’image a eu depuis toujours un pouvoir sur moi en me soumettant à ses artifices et à ses leurres, l’image numérique a amplifié les effets de l’image photographique et de l’industrie des images. Par son statut numérique, l’image a pu élargir ses possibilités techniques de prise de vue, étendre ses manipulations d’effets par des outils logiciels, et multiplier ses moyens de diffusion. Les conséquences technologiques du numérique ont amplifié une omniprésence de l’image sur le réel, dont il a vite paru nécessaire aux institutions de renforcer certaines formes de contrôle pour s’assurer de leur véracité.
C’est dans ce contexte, que la société eXo maKina a créé le logiciel Tungstène d’analyse d’images, afin d’accompagner les experts dans leur « travail d’identification d’éventuelles altérations dans les images numériques ». En effet, la facilitation numérique d’accès à une palette technique de création d’images et de manipulation d’effets a rapidement imposé des exigences scientifiques d’expertises visuelles à des fins judiciaires, militaires, politiques, diplomatiques ou sociales. La mise en évidence, par Claude Shannon et Warren Weaver, du concept de bruits dans les théories de la communication, et déjà la découverte de leur impact dans la réception du message, débouche inévitablement sur la même nécessité de leur identification et de leur interprétation pour ajuster en particulier la perception des images. Au-delà des possibilités techniques du logiciel explorant les structures profondes de l’image, c’est-à-dire ses signaux numériques, ses formats de fichiers, ses codages ou ses algorithmes, cet outil permet de réactualiser les problématiques sémiotiques de l’image, à l’ère de l’informatique et des réseaux internet. A savoir : ce que dit l’image ? si ce qu’elle dit est vrai ? pourquoi le dit-elle comme ça ?
Partant du vieux principe, même illusoire, que je peux faire « la preuve par l’image » de la vérité, les chercheurs de la société eXo maKina concourent à croiser les informations techniques et scientifiques de l’image avec son analyse sémantique, afin de comprendre les enjeux possibles de ses discours. La preuve d’une image vraie apparaît ainsi comme une construction interprétative, qui prend appui sur des signes visuels, plastiques et technologiques, pour donner à l’image une place dans le discours. La confiance en une image est donc difficile à accorder, alors que chaque image nous fait pourtant toujours croire à quelque chose, dès qu’elle nous apparaît. Résultant de procédés techniques de création, chaque image est toujours vraie en tant que tentative de représentation, et bien qu’elle puisse ne pas être authentique puisque altérant son référent en tant qu’artefact.
Dans leur article Tungstène : preuve par l’image et image de preuve, Pierre Beust, Roger Cozien et Serge Mauger résument assez bien leurs recherches : « L’image ne prouve donc effectivement rien indépendamment d’un discours auquel on adhère ou pas. Ce n’est pas l’image qui prouve le discours, c’est le discours qui instrumentalise l’image en tant que preuve. C’est ce que nous appelons « l’inversion des légendes » ».
En avril 2010, dans son article Analyse sémiotique : exemple du volcan Eyjafjallajökull, Serge Mauger explore tout particulièrement une image du volcan islandais, qui s’est largement diffusée par le canal de l’agence Reuters dans les rédactions de la presse mondiale. Comme source iconographique d’information, cette image devrait en principe se présenter comme strictement documentaire et objective. Pourtant son analyse montre des caractéristiques plastiques faussant intentionnellement la réalité.
Lors de son éruption, s’étendant entre les mois de mars et octobre 2010 par différentes phases volcaniques, l’impressionnant panache quasi permanent de fumées, rabattu par les vents sur l’Europe, aura aussitôt engendré de telles perturbations, que les images médiatisées pourraient avoir eu comme rôle de convaincre de la responsabilité de forces naturelles déchaînées. En effet, face aux conséquences économiques liées aux transports fortement paralysés en Europe par ce nuage de poussières volcaniques, rien de mieux que de le présenter comme un nuage surnaturel. Ainsi l’analyse par le logiciel Tungstène a montré des zones altérées dans l’image, dont l’intention plastique tend à renforcer les effets dramaturgiques des fumées et du ciel, pour donner du poids aux nuages.
Exagération et spectacle
Dans la version initialement diffusée, l’image est donc « une sorte de « peinture » photographique » où tout est exagéré pour montrer une nature dominant les forces modernes de l’humain. Au contraire, dans l’image originale on peut considérer « qu’elle est très « plate » ou un peu terne, et ne peut provoquer chez le spectateur qu’une forme très amoindrie de crainte et encore moins de l’attrait sidérant qu’avait la précédente ». A l’aide du logiciel Tungstène une image peut être inversée, de son état altéré à son état original plausible, comme « nettoyée » des traces d’une activité de manipulation iconique. Comme le note Serge Mauger à propos de la possibilité d’inversion par l’outil logiciel, « la question d’un retour à l’original fait problème […] parce qu’imaginer de « nettoyer » l’image, en s’en tenant à ce qu’on pourrait nommer plus proprement un « standard » par rapport à nos habitudes, n’occulte pas les difficultés sémiotiques qui empêchent de prétendre à une image « vraie » de la réalité ».
Toute image est d’abord une activité sémiotique d’appropriation du monde dans laquelle il n’y a pas de position neutre. Ainsi toute image est vraie parce qu’elle nous dit quelque chose en dehors de toute prédétermination esthétique, historique ou idéologique. A l’instant de la capture d’une image photographique, l’image est soumise aux conditions du réel et aux choix plus ou moins contrôlés de l’opérateur. Cela constitue un ensemble complexe de critères et de paramètres qui créent une surcharge de données possibles que l’image obtenue retiendra plus ou moins dans sa version. L’argentique ou le numérique permettent de modeler encore l’image pour parachever l’intention et l’expression du regard. Par ces choix de base nécessaires à la mise en acte de l’image, celle-ci a toujours une multitude d’écarts avec le réel, avant et après l’instant de sa production. La photographie n’est donc pas plus un simple décalque du réel, qu’un dessin ou une peinture, pour lesquels chacun pense souvent plus facilement que le style ou la technique de l’artiste dénature légitimement la réalité. De ce fait, dans une image tout y est toujours plus ou moins ceci ou cela que dans le réel.
Dans cette photographie du volcan Eyjafjallajökull, « tout est grandiose, surnaturel, ou à tout le moins sur-réaliste, au sens d’une réalité qui s’augmenterait elle-même pour se dévoiler dans sa force absolue sur le mode de la grandiloquence épique. Nous ne sommes plus en train de constater, voire de mesurer, un phénomène volcanique, nous sommes dans l’expérience de quelque chose qui nous dépasse, qui dépasse à proprement parler l’entendement. Tout prend l’apparence d’un phénomène incroyable, ou effarant, et nous ramène à de l’émotion brute. Le spectacle, car c’en est un, nous fait régresser jusqu’à renoncer à toute réflexion pour ne laisser place qu’à la jouissance d’une très ancienne forme de pensée magique. Ce sont d’abord les sens et les sensations qui sont sollicitées ici, au détriment de la raison. »
Tel que Serge Mauger l’analyse ici, chacun s’abandonne donc aux images, dans les deux sens du terme : gagner du plaisir en se laissant captiver par elles, et lâcher prise sur le réel en renonçant à la maîtrise de la situation comme de soi-même. Le tourbillon des images offre une étendue d’informations et une multitude de regards, c’est-à-dire un brouillage phénoménologique.
Trucage et fantasmagorie
La vérité de l’image réside certainement dans ce fouillis visuel. Le traitement sélectif dans l’image l’altère inévitablement, tout en légitimant les choix d’éléments clés pour y voir clair ou pour exprimer une intention. L’image est l’illusion d’une vision dégagée. L’image triche donc à dessein. Son projet de choc trouble inévitablement ma vue d’ombres éclairantes sur des vues divergentes emmêlées.
L’image présente à la fois une instantanéité permanente du tout et une étendue contemplative activant espace, temps, détail et sens. Cette double allure de la perception de l’image lui accorde une place comme acte de résistance contre la rapidité qui fait loi aujourd’hui. Par ces deux dimensions, l’image m’accorde le temps d’un spectacle éternel. Pour que ce spectacle fasse son effet, l’image applique les excès du théâtre. Mettre en scène le réel dans l’espace de la représentation passe par des artifices et des effets d’exagération, capables de se substituer à la vérité matérielle du sujet ou de la chose.
Si l’apparition d’un avatar peut me faire plus de sensation que le réel, cela réside dans le pouvoir de son illusion.
Dès l’antiquité, l’invention de la perspective se présente comme un art de l’illusion permettant d’offrir une vraisemblance du paraître supérieure à la vérité de l’être et du réel.
Selon Vitruve, lors de la présentation théâtrale des tragédies d’Eschyle à Athènes en 470 avant Jésus Christ, le rôle esthétique des décors est apparu si important que Démocrite et Anaxagore ont eu l’idée d’éclairer scientifiquement la peinture des décors.
Pavel Florenski explique dans sa Perspective inversée, ce qu’a pu être la question qu’ils ont posée : « Comment faut-il tracer les lignes sur un plan, pour que les rayons allant de l’œil vers un certain centre qu’on aura au préalable déterminé correspondent aux rayons allant du même œil (placé au même endroit) vers les points correspondants de l’édifice lui-même, de telle sorte que la représentation de l’objet réel sur la rétine, pour le dire en termes modernes, coïncide exactement avec la représentation du même objet dans le décor. »
La question de la perspective est donc d’abord une question d’illusion dans le décor de théâtre. L’image est une forme théâtrale, composition et mise en scène y partageant des problématiques comparables, d’organisation significative d’éléments plastiques dans l’espace. Pour que les objets réels et les figures coïncident parfaitement, il faut donc être correctement placé.
L’image capable de cette magie doit faire état d’une double corrélation, c’est-à-dire qu’elle doit être suffisamment savante pour reconstituer la bonne forme pour le bon endroit. Selon Jacques Darriulat, « l’analyse platonicienne nous laisse alors entendre que la mise en perspective n’est nullement le procédé d’un art réaliste, mais au contraire fantasmatique : loin d’être une copie fidèle du modèle, l’anamorphose perspective n’est qu’un « phantasma », et sa mise en scène n’est qu’une fantasmagorie. »
Perspective et illusion
Selon la conception originelle de la perspective il s’agit bien de définir des règles permettant de réaliser une image trompeuse capable de m’immobiliser et de me retenir devant un spectacle pétrifiant de coïncidences avec le réel. Cette image surgissant comme une vérité forme une apparition fantasmagorique, telle un fantôme déformant le réel. Cette déformation dissimule l’image, sauf selon un angle sous lequel elle fait son apparition. Par exemple, un trapèze selon un certain angle se transforme en carré.
En cela « la perspective n’est pas seulement pour Platon une technique de trompe-l’œil, elle est encore une technique d’apparition, une incantation mimétique, une fantasmagorie ».
L’image ne se donne pas à voir pour la représentation de la chose mais pour la chose même. L’image magique est ce fantasme visuel même de la chose. Dans l’origine du fantasme, le phantasma correspond à une apparition, c’est-à-dire une image révélée à l’esprit par un objet, ou un spectre, et qui me captive. L’image agit en tant qu’apparition de la chose même.
Parmi les figures de la Caverne, le prisonnier demeura ainsi longtemps enchaîné à l’image des ombres. Pour s’arracher à la croyance du mirage des ombres, mais aussi à l’opinion commune et confortable des images entendues, le prisonnier a dû passer indemne à travers l’illusion pour connaître la réalité.
Cette part trompeuse est la source même de toute peinture, de toute image, pour nous emprisonner dans son mirage.
D’ailleurs, enfermés et privés de la réalité commune, les prisonniers vivent dans une autre vérité. Pour se libérer, ils doivent s’inverser.
Par exemple, vers 400 avant Jésus-Christ, une légende raconte que le peintre Zeuxis piégea des oiseaux. Il effectua une image si réaliste de raisins dans une corbeille, qu’ils se précipitèrent pour les picorer.
Dupés, les oiseaux se cognent encore aujourd’hui aux écrans. Normalement c’est l’inverse. Les êtres libres ne se font pas avoir par les trucages des images.
Afin de produire un simulacre parfait, la peinture peut jouer sur la lumière, la couleur, la matière et la profondeur. Mais je peux faire l’inverse aussi, en cherchant quelque chose de réel à partir d’une sensation de lumière, de couleur ou de matière.
Par exemple, parmi ses Poèmes de la paix et de la guerre écrits entre 1913 et 1916, publiés dans le recueil Calligrammes en 1918, dans La jolie rousse, Guillaume Apollinaire cherche quelque chose de bon sens dans un monde en guerre :
Il y a là des feux nouveaux des couleurs jamais vues
Mille phantasmes impondérables
Auxquels il faut donner de la réalité
Parmi les signes plastiques œuvrant à l’image, la ligne est un signe indispensable à la conception spatiale en perspective tout autant qu’à la mise en perspective de l’être. D’abord apparue pour répondre aux enjeux illusionnistes des arts décoratifs du théâtre, la perspective cherche donc avant tout à remplacer la réalité par ses apparitions, et à trouver la bonne place dans l’espace. Cette fonction illusionniste de la perspective fait de la ligne l’artifice de base d’un simulacre prenant le dessus sur le monde et l’être même. De sorte que certaines images ne sont qu’un écran spectaculaire d’apparences, occultant la vérité de l’être, tandis que d’autres images sont des recherches authentiques de la vérité symbolique des réalités.
Au risque de me tromper, la perspective linéaire se veut donc éclairante pour mettre le monde en lumière, en couleur et en ligne.
Abstraction et concept
Pourtant, il n’y a pas de ligne en soi, comme il n’y a pas d’ombres ni de couleurs palpables. Si la ligne n’existe pas dans le réel, et même si son pouvoir de simulation peut bien me satisfaire parfois en saisissant le contour des choses, elle ne me suffit pas à atteindre la vérité par sa seule facilitation géométrique, figurative et mécanique.
Bien sûr, la ligne permet d’atteindre un idéal de vision, rationnel et universel, par son tracé raisonné et sa maîtrise technique. Elle possède une dimension analytique et pédagogique qui m’aide à comprendre. Les traités de perspective de la Renaissance parachèvent cette vision parfaite, reproduisant le monde en un espace, idéalisant tout autant le monde que l’être.
Mais il n’existe pas de vision sans pensée, ni de ligne sans liberté de penser. Le truc magique et dogmatique de la perspective n’est pas suffisant.
Par cette forme linéaire, et regardant le monde, je peux en restituer une interprétation m’incluant dans l’espace, comme une chose partant de mon œil, traçant par une ligne un fléchage mental de l’espace.
Mais la ligne est aussi une figure ouverte à d’autres illimitations de pensée, ouvrant les images et l’art à plusieurs chemins possibles. La ligne est un élément plastique et temporel, à la fois de ce monde et en dehors, de sorte qu’en participant à l’image elle m’en donne deux dimensions complémentaires, voire contradictoires, l’une rationnelle et l’autre imaginaire, au centre desquelles se tient le sens, le moi aussi.
Je fais ligne.
Du plus ancien peintre connu, Apelle, et bien qu’il ne reste aucune image de son œuvre, deux idées majeures se rappellent ici pour ce petit traité de magie optique du sujet inversé.
D’abord, c’est Apelle qui invente la figure esthétique de l’allégorie : une image, par ses différents constituants plastiques et éléments iconiques, développe une idée dont on ne peut tirer de représentation figurative. Il y a donc dans toute image une dimension abstraite en arrière-plan de sa figure apparente.
Toute figure concrète s’inverse en quelque sorte en idée conceptuelle.
Le second héritage réside dans un tableau, longtemps propriété de Néron, avant de disparaître dans l’incendie de Rome : Pline l’Ancien raconte que Apelle et Protogène avaient successivement tracé trois lignes les unes sur les autres pour se signaler mutuellement et successivement leur visite à l’atelier de Rhodes, comme la signature d’un passage, alors que l’autre était absent. A la première ligne de Apelle, dès son retour à l’atelier, Protogène lui en superpose une plus fine encore en son centre. Lui renouvelant sa visite, Apelle, encore plus virtuose, inclut alors une dernière ligne au milieu des deux autres. Lors de cette joute plastique entre deux maîtres antiques de la peinture, la ligne s’emboîte dans l’image d’elle-même, cette imbrication n’ayant d’autre limite que son idée.
Depuis lors, dans l’histoire des images, une ligne trace le signe mythologique de mes visions, posant mon regard à la frontière du réel et du royaume des Dieux.
Par cette ligne, présence d’un au-delà, l’image est une abstraction conceptuelle.
Nulle part et au-delà
De ce fait la ligne est souvent bien moins mimétique de ce qu’elle est censée représenter à l’image que de ce qu’elle est censée signaler de son auteur : c’est plutôt une « nervure de l’Être », comme dit Maurice Merleau-Ponty. La ligne serait donc un pur signe linguistique modelable, issu de la pensée synthétique de la vision et nécessaire pour être là.
La ligne est donc une composante de nulle part indispensable au dessin. D’où vient-elle alors ?
Elle est ce trait d’origine au cœur de l’invention de l’écriture. Dans de nombreuses civilisations anciennes, il existe en effet un système de langage indépendant de la parole et basé sur le geste. Que ce soit par une gestuelle des doigts, des mains ou des bras, ces parties corporelles dessinent des lignes pleines de sens. En les réduisant par schématisation, les gestes se métamorphosent en traits. C’est ce geste que l’écriture a pu copier et perpétuer en traçant un système de lignes. Le corps dessine des traits dans l’espace réel pour parler physiquement en image.
Dans son Histoire de l’écriture publiée en 1939, James Germain Février cite ainsi les travaux de Jacobus van Ginneken touchant à l’origine du langage : « l’apparition de l’écriture aurait précédé, non seulement celle du langage parlé proprement dit, mais également celle des « clics ». Les premiers pictogrammes ne seraient que la transposition graphique de gestes, qui s’efforçaient eux-mêmes de « dessiner » des actions. » Ainsi l’invention de l’écriture crée des signes formés de lignes imitant un geste mimant le réel ou la réalité elle-même. « Entre le dessin et l’écriture la limite est si flottante que souvent on n’ose se prononcer : c’est que tout dessin est une interprétation et par là même prête au symbolisme ; inversement l’écriture tend à retourner au dessin ».
La ligne, commune au dessin et à l’écriture, revêt ce caractère primordial de contenir tout le sens du monde, sans en être partie prenante. En même temps, elle condense tout un corps dans son tracé.
Elle est autant nécessaire aux modalités de représentation spatiale en perspective qu’aux perspectives de mon existence dans l’espace. Selon Paul Klee, elle n’imite plus le visible, elle « rend visible ». Dans son Traité de la Peinture, Léonard de Vinci parlait déjà « de découvrir dans chaque objet […] une certaine ligne flexueuse ». Dans La Pensée et le mouvant, Henri Bergson énonce que la ligne onduleuse « peut n’être aucune des lignes visibles de la figure », qu’« elle n’est pas plus ici que là » et pourtant « donne la clef de tout », donc du monde comme de moi-même.
Visible et invisible
En tentant de définir deux entités comme le visible et l’invisible, le signe et le sens, l’intérieur et l’extérieur, je suis amené à penser la différence par un lien. Pour parler de cette ligne, Maurice Merleau-Ponty fait intervenir la notion de chiasme. Un chemin passe par l’extérieur, pour conduire à l’intérieur. L’image relève de ce chiasme : quelque chose m’y révèle l’invisible en y reproduisant le visible.
Je peux rechercher cette frontière, où tout se révèle entre-deux, où tout peut s’inverser. Si je vois les choses mêmes, et que le monde est ce que je vois, je comprends pourtant qu’il y a des limites. C’est à partir de cette constatation simple que Maurice Merleau-Ponty oriente sa pensée sur des questions d’empiècements, d’entrelacs, de réversibilités ou de proximités, pour créer une unité dans un tout complexe, auquel ma perception ne peut pas accéder en voie directe et immédiate.
Entre-deux, la ligne est cet interstice signifiant qui me relie au monde. Le monde ne vient plus devant le peintre par projection d’une représentation, c’est plutôt l’inverse. Le peintre naît des choses venues à lui par visibilité à travers l’invention de lignes. La vision n’est plus seulement un regard sur le dehors, mais une relation intérieure avec le monde. La ligne serait donc cet artefact d’un lieu intérieur, signifiant bien qu’insaisissable, une lisière où mon cerveau et l’univers peuvent se rejoindre : une ligne imaginaire en guise d’interface.
C’est pour ça que les images ont cette nécessité d’exister, pour révéler mon lien invisible avec le réel. L’image est le spectacle de quelque chose, offrant un espace ouvert sur un rien déflagrant et tenant en une ligne.
Espace et mouvement
« Pour ouvrir l’espace qui lui conférera son sens, une ligne doit déformer le champ donné, mais pas n’importe comment. Une altération réglée est requise, ou à tout le moins une distorsion qui ne soit pas quelconque ». Dans cet extrait de Notes des cours au Collège de France, en évoquant le rôle puissant des écarts suggérés entre la figure et son référent pour produire un sens, Maurice Merleau-Ponty voit la ligne comme une « saisie de la genèse ». « Quand Cézanne cherche la profondeur, c’est cette déflagration de l’Être qu’il cherche […] ».
Le temps modifie l’espace, et les lignes deviennent des axes générateurs de choses. Ainsi les images se tiennent comme des miroirs en mouvement dans le même espace-temps que les figures du réel.
Images et réel se créent en même temps à travers l’interface de l’être, c’est-à-dire à travers une pensée et un corps, singuliers tout autant que socialisés.
La ligne participe donc à un échange magique entre le monde et celui qui le dessine. Son chemin sur le support de l’image est le retour graphique d’une vision étrange. Je peux établir une résonance dans l’espace entre les choses, les mouvements et moi-même.
Par moi, autre chose prolonge son propre corps et retourne là d’où elle vient pour aller se promener dans les choses encore. Quelque chose couche une ligne sur un papier et s’ajuste à mon toucher. Cette chose du monde passe par le corps d’un dessinateur, traverse un œil et passe par une pensée, ressort par le même trou avec une main, prolonge une forme, repasse à nouveau, se métamorphose et résonne. L’image est sa mue imaginale.
Tout ça bouge en une image, s’accommodant d’une vision et d’un monde en mouvement.
Ainsi, le monde va ligne et à travers le monde je peux rêver ligne. La ligne métamorphose le réel. Voilà la magie du sujet inversé par la ligne, le monde me voit et me parle dans un enchevêtrement de lignes venant de lui à moi comme des axes générateurs. Peut-être la ligne n’a-t-elle jamais été aussi libre qu’avec Paul Klee qui disait que le peintre « aurait besoin d’un lacis de lignes à ce point embrouillé qu’il ne saurait plus être question d’une représentation véritablement élémentaire ». La ligne cherche le mouvement du réel.
La définition figurative de l’image est par cela contrariée. A force de lignes elle peut devenir abstraite. Une chose n’est pas plus ceci que cela. L’image émet alors un doute. L’image est une vue sceptique qui s’impose. Dès lors que l’image fait figure, cette figure inverse son propre référent au réel, et cela quelle que soit la valeur mimétique de la figure. En le cherchant, l’image invente finalement le monde en lignes.
Par cela, l’image participe à un déplacement de l’espace réel dans un espace autre, le recomposant pour le faire apparaître ailleurs et autrement, ou encore, l’augmentant d’une autre réalité. Ce glissement, nécessaire à la vision comme à la pensée, renvoie à la question du territoire et de la déterritorialisation.
Dans Mille Plateaux, Gilles Deleuze et Félix Guattari évoquent ainsi comment tout territoire se construit sur des bases de reformulations autres et déplacées. « Il faut voir comme chacun, à tout âge, dans les plus petites choses comme dans les plus grandes épreuves, se cherche un territoire, supporte ou mène des déterritorialisations, et se reterritorialise presque sur n’importe quoi, souvenir, fétiche, ou rêve. (…) On ne peut même pas dire ce qui est premier, et tout territoire suppose peut-être une déterritorialisation préalable ; ou bien tout est en même temps. »
Quelque chose doit se reformer ailleurs pour se révéler ici-même, tel qu’en lui-même et en son mouvement pour connaître le monde.
Interprétation et figuration
Aujourd’hui, par une abstraction de l’image, un algorithme est capable de procéder à la reconnaissance d’images, donc à l’apprentissage du monde. Grâce à l’accumulation de bases de données collectées par ces abstractions d’images, les algorithmes permettent à la machine d’inventer ses propres images de toutes pièces. Ces progrès technologiques nous rappellent finalement que toute image produit une vue qui passe techniquement par l’abstraction et l’idée de sa figuration. Une pensée abstraite est au cœur de la création d’une image figurative.
D’ailleurs, le débat figuration contre abstraction est depuis toujours un faux débat. Un tableau de Jackson Pollock est par exemple une image vraie du monde, dont ne reste plus que l’espace des lignes du mouvement. Rien n’est plus vrai que l’image abstraite d’une peinture de Jackson Pollock, c’est l’interprétation d’un rêve et d’une tension imaginaire entre être et réel qui prend forme dans le dripping : le goutte-à-goutte d’une liquidité linéaire de l’espace et des trajectoires.
Pour Cy Twombly, « chaque ligne est une expérience réelle qui a sa propre histoire. Elle n’illustre pas ; elle est la sensation de sa propre réalisation. L’imagerie est une affaire privée ou distincte, et non la totalité abstraite de la perception visuelle ». Depuis l’invention de l’écriture et ses liens graphiques avec l’image, les peintures poèmes de Juan Miro, les hiéroglyphes imaginaires de Paul Klee, les figures sténographiques de Jackson Pollock ou la peinture de Cy Twombly empruntent le même principe de discontinuités hétérogènes que le collage.
Dans les collages concrets de Kurt Schwitters ou de Pablo Picasso, des mots ou des choses sont par exemple coupés du monde. L’écriture de l’image procède par rupture ou coupure du réel. Le collage, c’est amener le réel sur un papier magique. La ligne n’est pas seulement un élément mimétique et continu, mais plutôt un élément vécu participant des expériences subjectives et successives, juxtaposables ou superposables de l’espace réel. La ligne est une frontière concrète entre des espaces fragmentés de reconstitution et de déplacement.
L’image est un espace de ruptures hétérogènes avec le réel, par imbrications de lignes significatives, tantôt associatives ou disruptives.
Chaque image est avant tout une image mentale, une fabrication interprétative du monde comme de moi-même. Pour y aboutir, il y a nécessité d’une recomposition analytique et synthétique. Cette recomposition fonctionne par accumulation d’expériences unitaires, sécables, arbitraires, modulables et associatives, selon une intention évolutive.
Dans la peinture de Cy Twombly, l’image est un enchevêtrement complexe de sonorités mentales, dont la traduction mélange idées et vues. Comme l’indique certains titres comme « Note », sa peinture écrit l’image. L’image gratte le monde de traits. Ainsi ses espaces de bandes et de boucles cursives forment un courant continu, une dynamique linéaire du réel, une écriture d’images à l’iconographie cachée. La ligne engage l’image dans une expérience onirique, car elle me fait rêver ce que je vois.
Je rêve d’abord ce que je vois.
« Jamais peut-être avant Paul Klee on n’avait « laissé rêver une ligne » », disait Henry Michaux.
C’est une reprise de ce rêve antique de la ligne que l’abstraction moderne exprime.
Ainsi il y a dans l’image la possibilité d’une opposition aux « apparences visibles du visible », non comme un signe de revendication abstraite mais comme une libération nécessaire du « symptôme de l’esprit figuratif ». Comme le suggère Charles Estienne dans son ouvrage de 1950 intitulé L’art abstrait est-il un Académisme, entre « l’abstraction pure […] » et « le réalisme […] fantastique […] aujourd’hui tout est à la disposition de l’artiste. […] jetez-vous en l’air ! »
Désir et amour
Avec l’invention de l’abstraction durant la première moitié du XXème siècle, deux champs s’offrent à l’image, non pas contraires, mais combinatoires afin d’ouvrir l’image à la liberté de figurer par ses signes abstraits. L’image est un espace multicouche combinant des signes mimétiques et abstraits.
Chacun aime les images pour ça. Immergé dans la genèse linéaire des choses, je peux rêver, imaginer. Tout est image, et l’image peut nous procurer tout. Du pouvoir, du plaisir ou toute sorte d’émotions, et même plus de réel, pour m’y évader. Je marche, je vis, je parle dans les images. J’y creuse le réel. Les images me font être au-dessus du réel, dans une surcouche de sens qui me fait échapper à ma condition naturelle initiale. Les images remplissent l’espace de possibles et d’hypothèses signifiantes. Elles tendent ma ligne de vie entre deux points insensés et non connus, donc sans représentation possible, que sont la naissance et la mort.
Les images sont donc l’expression d’un désir d’amour évidemment.
J’y respire les tensions reliant des points de perspective atmosphérique, pour former une image augmentée par-dessus tout le reste du monde.
Comme Dibutade, la fille du potier Sycione, appliquait du charbon sur les contours de l’ombre de son amant, l’image poursuit cette mythologie en traçant des empreintes. Par l’image je peux retenir le temps de l’être précieux.
Dans le mythe de Narcisse, l’image est tout aussi fragile. Narcisse ne peut espérer fixer ce miroir liquide, sans détruire son image.
La magie de l’image tient justement au moyen de fixer l’ombre de l’amant ou le reflet dans l’eau, qui disparaissent aussitôt après le trait. L’image cherche à fixer les ombres et les couleurs volatiles en inversant leur dématérialisation physique. Comment fixer cette fragilité optique ?
Empreinte de pigment, relief, empreinte de lumière, enregistrement, transfert, moulage, masque, duplicata, papier carbone, décalcomanie, superposition ou trace, tout converge à élaborer une vue persistante, pour retenir le réel à ma portée. Comme dans une part de ces mythes originels de l’image, la question du désir porte ma vision et prolonge ma durée. Rosalind Krauss le dit ainsi dans Le Photographique, Pour une théorie des écarts (Ed Macula, 1990), « c’est l’échange entre l’objet et le sujet du désir qui est à l’origine de la peinture (ou du dessin) ».
Chaque image est une surprise spontanée du désir, à laquelle j’offre une durée. L’image désire le réel. L’image épouse le réel. Le contraire aussi est vrai. D’un sens comme de l’autre les visions construisent les figures de mes désirs en « sandwich », comme des calques.
L’image reproduit toute chose, même l’image, dans l’intention plus ou moins consciente d’en restituer la magie et l’amour. Magie, le mot est encore une fois approprié à l’image, aux reproductions et aux représentations. C’est par cette magie que je suis saisi en face d’une image comme en face d’une chose vraie, au cœur d’une totalité. Que ce soit par la couleur ou la ligne, l’image est là où mon cerveau et le monde se rejoignent, comme dans un big bang tactile.
C’est par cette magie que je touche au cœur des choses.
Voir et toucher
Selon Léonard De Vinci, dans son Enseignement du dessin, mon œil et mon esprit ne sauraient « avoir des choses qu’un point de vue ». Il me faut plus de vues pour faire le tour des choses, ou accepter qu’aucune vue ne sera complète. Cet aspect restreint de l’œil et de l’esprit m’empêche de percevoir le réel et me pousse, comme l’aveugle, à voir avec les mains. Car la main peut voir ce qui est limité pour l’œil. Maurice Merleau-Ponty relève l’importance de ce duo œil et main dans la philosophie depuis Descartes : « Le modèle cartésien de la vision c’est le toucher ».
Voyant ou aveugle, avec ou sans image tangible, je suis visionnaire et imaginatif ; c’est ainsi que je me tiens au cœur du monde comme au creux de son image. Tout se condense au creux de ma main. Les outils prolongent ma main pour ouvrir toutes les portes d’accès au réel : la brosse du peintre, les ciseaux du monteur, la plume de l’écrivain, le burin du graveur, la souris de l’ordinateur, le déclencheur de l’appareil photographique, le joystick du simulateur.
Lors de leurs échanges, les peintres Nabis ont laissé cet indice relationnel, entre une main et une vision, en paraphant ainsi leurs lettres : ETPMVMP. C’est-à-dire :
En Ta Paume Mon Verbe et Ma Pensée
Mes mains prolongent les pensées et les images de mon cerveau en acte vers le monde, et inversement aussi. Je fais corps avec le monde par la langue des images.
Comment ressentir au mieux une chose vraie, la vérité, si je ne suis pas dedans ?
Par l’idée du toucher, la vision peut justement me donner cette sensation d’être dans le vrai.
Dans une icône, le Christ tient le livre liturgique ouvert, ses mains inversées, paumes face au spectateur, de telle sorte que je perçois le sujet tourné vers moi. Ce n’est pas une erreur de perspective, mais bien un effet, ouvrant le corps, l’image et le livre vers moi, pour diffuser le texte à l’extérieur du cadre. Si l’œuvre d’art et l’image ont cette faculté de faire venir un monde interne et propre à leur cadre, ce ne peut être seulement une réplique absolue du réel, mais plutôt une ouverture. L’icône fait aussi venir l’image vers le monde. Ici l’image se tourne vers moi pour me plonger dans le livre ouvert sur la vérité de Dieu.
Plus qu’une mimesis parfaite, un effet de ressemblance réaliste, l’image est un artefact, qui demande justement un écart avec son référent réel. Pas d’image possible du monde ni de ressemblance, sans différence. Cet écart est la première inversion du réel nécessaire pour qu’il y ait une image. Cette forme de distanciation réside dans les constituants plastiques mêmes de l’image, des éléments signifiants capables d’ouvrir l’image hors d’elle, rendant possible son inversion. L’image ouvre une faille.
Si je peux toucher pour voir, l’image peut aussi se retourner pour me toucher. C’est ce que propose la perspective inversée.
Ouverture et retournement
Avec la perspective inversée, la projection va vers le spectateur. « Dans la peinture du Moyen Âge, les transgressions […] sont soumises à un système bien déterminé : les lignes parallèles divergent en fuyant vers l’horizon, et plus l’objet délimité par elles doit être mis en évidence, plus cela est frappant » (La Perspective inversée, Pavel Florenski, 1919 pour le texte original, éditions Allia, Paris, 2013).
On peut ainsi reconnaître dans l’originalité de cette inversion spatiale une valeur fondamentale de l’art : une forme transgressive de restitution spatiale, par rapport aux règles imposées de la perspective linéaire. Si certains principes de hiérarchie, comme la proportionnalité, sont déjà présents dans l’art préhistorique, antique et au Moyen-Âge, c’est pour développer une vérité de l’Être dans la réalité, plutôt que pour produire un simulacre du réel. La perspective inversée révèle donc une démarche déterminée et significative, de l’espace retourné vers moi. Elle établit une méthode graphique transgressive, mais aussi émancipatrice, c’est-à-dire un mode de pensée spécifique, découlant des propriétés de la synthèse perceptive du monde, mais aussi des procédés indépendants de figuration propres aux enfants. Je peux revenir en arrière, en même temps qu’aller devant ou tout écraser à plat.
Dans l’icône n°23/328 (XV-XVI siècles) du Christ Pantocrator de la sacristie de la Laure de la Trinité-Saint-Serge, le nez du Christ présente deux traitements plastiques différents des parois nasales : la narine droite étant plus large et la gauche plus raccourcie, le nez semble tordu sur la face d’un visage pourtant symétrique. Résultant de cette restitution formelle et transgressive de l’artiste, ma vision signifie un visage tourné vers sa gauche. C’est la magie opérée par un signe subversif de déformation apparente se confrontant à un autre point de vue dans la même image. Le dessin de ce nez contrarié figure un mouvement de torsion bien réel.
La perspective inversée est donc une construction spatiale permettant justement de sceller l’empathie du spectateur entre l’image et le monde. Le point de fuite est placé derrière moi plutôt qu’au fond de l’image. Je deviens acteur optique de contorsions formelles possibles dans le plan. Par un tour de passe-passe les polarités réglementaires de mon sujet peuvent s’inverser librement au-delà des paradoxes.
Au contraire, devant moi, placé sur l’horizon illusionniste de la perspective linéaire, le point de fuite construit une projection d’un point de vue immobile. Ce simulacre est le schéma imposé par la perspective, me permettant d’imager le monde, alors que ce dernier bouge pourtant. Il me manquait ce mouvement, que la perspective inversée peut m’apporter justement parmi ses codes.
Immersion et participation
Avec la distorsion formelle et proportionnelle que pratiquent généralement les enfants, l’image apporte donc un espace participatif supplémentaire, dont je peux recomposer les signifiants. Ce pouvoir de recomposition me place au cœur de l’image. Les principes de distorsion, de retournement de l’objet et du point de fuite constituent les effets principaux de la perspective inversée. Avec le point de fuite inversé, l’image devient donc enveloppante et immersive : la construction des lignes de perspective sort du cadre de l’image et empiète sur l’espace du spectateur. L’image me retourne comme acteur avec elle.
Chacun est dans l’image plutôt que devant. L’image me fait toujours ce même pied-de-nez renversant : cœur pendule pour le regardeur y marchant, les temps iconiques fuient dans les mouvements réels.
« The eye is forced to move all the time. When the perspective moves, the eye moves, and as the eye moves through time, you begin to convert time into space ». Quand David Hockney s’exprime ainsi en 1985 à propos de sa série Chair, il montre clairement son intérêt pour la perspective inversée, afin d’unir le mouvement de l’œil à la peau de l’image.
Tous les peintres ont toujours su qu’il y a des problèmes avec la perspective. David Hockney en pose certains : par exemple, « la surface et la profondeur sont autant l’une que l’autre une illusion », « la perspective ne fonctionne pas pour représenter ce qui est proche », « on ne peut pas conquérir la réalité » ou « la perspective n’est qu’une loi d’optique ».
Pour cela, son œuvre parcourt à plusieurs reprises des expériences de perspective inversée, en peinture ou en photographie. D’abord parce que « l’appareil photo « voit » de manière optique, alors que nous voyons de manière psychologique ». Aussi parce qu’il a voulu mettre le spectateur au centre du tableau ; « il y a des tableaux anciens qui font ça très bien, ceux de Fra Angelico par exemple ».
En effet dans une série de 2017 reprenant des idées conceptuelles de la perspective inversée, David Hockney présente une Annonciation 2, d’après Fra Angelico. Avec d’autres tableaux, comme A bigger interrior with blue terrace and garden, les deux angles inférieurs du châssis de la toile sont déformés par deux biais les tronquant. L’image contenue dans ce nouveau cadre s’inverse par mon centre optique de spectateur. Les biais forment les lignes d’une ouverture. La forme du châssis rencontre les lignes de l’image. L’inversion du monde dans l’image passe par les bords de son cadre. Cette rencontre entre les lignes extérieures et les lignes intérieures génère une modification de l’espace et produit un double effet de point de fuite.
Vue et temps
Déjà dans le montage photographique The Desk, july 1st 1984, David Hockney choisit de multiplier les vues sur un même objet, pour mieux en faire le tour et être au cœur de la chose. L’objet est décomposé en une multitude de photographies, qui en font un tour méthodique. Chacune établit un cadre restreint de l’objet sur ses détails isolés. Pour avoir une vue plus vraie du bureau, il le fragmente en coups d’œil successifs, les juxtapose, les recompose, pour reconstituer le puzzle d’une perception visuelle plus ou moins ressemblante. Cela produit un déploiement visuel à 180° aplatissant l’objet et multipliant les cadres. Le résultat rappelle certaines représentations enfantines, écrasant les objets en en présentant les deux faces latérales. Cela peut également faire penser au déploiement d’une carte routière dépliant le paysage. Le développement de multiples vues déplie finalement une totalité physique découpée en instantanéités.
La date incluse dans le titre, « le bureau du premier juillet 1984 », met en avant le temps comme composante de l’espace et de l’image. De même, « comme les yeux bougent au cours du temps, tu commences à convertir le temps en espace ».
Le temps modifie donc l’espace.
Je ne pense pas l’espace sans penser la durée. Penser la durée c’est donc imbriquer l’espace et le temps dans une vision juste. Il y a cette démarche sensible et technique dans l’œuvre de David Hockney, créer une vision multi points de vue et une pensée recomposant des images mobiles. L’image contient du mouvement, donc du geste. Elle est geste. Ce dernier geste, comme en sursis, repousse toujours l’image à une avant dernière fois encore. À-coups et pauses créent la mécanique permanente de ma lecture optique pour prolonger le temps et augmenter le réel.
Avec son installation vidéo The clock, Christian Marclay présente un film de 24 heures, constitué par le montage de milliers de séquences cinématographiques ou télévisuelles en rapport avec le temps, figurant à l’image sous forme d’horloges ou de dialogues. Le film devient une installation parce qu’il se présente dans un dispositif synchronisé avec le temps réel, si bien que l’heure qui défile à l’image est le même temps que celui du spectateur dans le réel. L’image et moi-même vivons dans le même espace-temps, et de ce fait il se crée une réalité augmentée, mettant en parallèle le film, le réel et le spectateur.
L’ambiance créée par Christian Marclay est hypnotique et addictive, de sorte que ma durée réelle se mêle à l’éternité symbolique de l’image.
Le geste optique de l’image est un battement qui permet de tout transposer au-dessus du réel. Des battements de paupières, de sang et d’horloge engendrent ce mouvement permanent de saccades et de fixations optiques, produisant mes lectures du monde. Comme lors d’un transport amoureux, les images sont le lieu où le soleil pense l’espace et où les choses battent par mes yeux. C’est par ce point étoilé de recoupements que passe l’image vraie. Ses constellations tissent les vues indescriptibles d’une surface imagée, découpée et montée en durées. Le réel s’y imagine mieux et c’est par ces rayonnements imaginaires d’espaces et de temps qu’il change même.
Désir et imaginaire
Cité par Las Cases dans Les Mémoires de Sainte-Hélène, Napoléon Premier annonçait déjà que « l’imaginaire gouverne le monde ».
L’imaginaire est un fondement incontournable de l’image. Par cette voie, je peux m’extraire du réel et me projeter au-delà, c’est-à-dire vers mon avenir ou mon désir. L’imaginaire donne du futur. Avant de voir le monde, je le rêve et l’imagine.
Le poète ordinaire ne peut donc se poser qu’en un endroit imaginaire : le pays du langage. C’est le lieu des images au « partage sensible », où je peux pleinement exister. La mécanisation et la numérisation modernes ont décuplé cette puissance de l’imaginaire par-dessus le réel.
S’il en est ainsi dans la modernité de la reproduction mécanisée et médiatisée du monde, c’est que l’image domine et transforme le monde, au-delà de toute vérité fondée ou imaginaire. L’image est persuasive. A travers ses cartographies optiques, l’image contribue donc à « mythographier » le monde pour transcender sa réalité. Les mythologies numériques actuelles, révèlent ces notions d’imaginaire, de fiction et de narration, qui donnent une vérité par-delà un réel vrai.
La domination des images et des sons dans notre société de communication montre la puissance d’une présence physique audiovisuelle, qui coïncide avec la prise de pouvoir du leurre moderne. Cette illusion, que courir après les révolutions modernes, les changements et les rêves du progrès pourrait m’offrir plus de bonheur, répond à mon image de « machine désirante ». Pour vivre ma projection dans le temps j’ai besoin de produire les désirs prometteurs d’un bonheur. Pourtant les images et les sons entraînent aussi leurs propres bruits, qui altèrent réel et être dans leur fondement. Images et sons s’organisent à la place du réel, comme un cerveau social métamorphosant l’espace et l’individu. Parce que la magie esthétique des images et des sons ouvre les voies possibles de tous les idéaux, chacun puise satisfaction dans la fabrique mécanisable et programmable de ses désirs. Véritable mythologie d’une ruée vers l’or, les succès de l’image coïncident avec sa magie, d’offrir la jouissance de mes désirs. Peu importe que ce désir aboutisse vraiment à un réel tangible, pourvu qu’au moins une image me le présente.
Au moins j’existe plus avec l’image. C’est plus facile et jouissif que de rester lucide et raisonné. Je devrais pourtant me méfier des images me faisant miroiter leurs illusions.
Eldorado aux multiples facettes, les images me font rêver à cette icône paradisiaque : ce que je ne verrais d’ailleurs peut-être jamais, ou bien ce qui me décevra peut-être finalement.
Pourtant, si je peux rêver et jouir de mon désir à travers une image, sans que ce dernier ne soit réellement atteint ou que sa réalité ne soit aussi agréable que ce que j’ai imaginé, alors je peux douter du réel même.
Le réel est-il réel si je peux prendre mes désirs pour des réalités ? Sans aucun doute le réel est la somme de tout ce que je peux dire de lui et de tout ce que je peux en faire comme représentation. Le réel a donc sur moi cette part littéraire conséquente, voire totale. Toutes les images figuratives forment le chapelet des représentations du monde, chacune aussi vraie que l’autre, dans leur série de fiction.
Mon imagination et ma fantaisie me livrent aux illusions des images.
Réel et virtuel
Mon imagination cherche à prolonger une image de mon présent. C’est une extension des idées et de l’espace pour leur donner une durée dans un projet collectif. L’image est un espace expérimental de devenir. Il y a quelque chose de virtuel et d’utopique dans la part de ce qui n’existe pas, ou pas encore, dans l’image.
Avec les supports numériques et connectés, le virtuel a pris un sens plus marqué encore. Les images peuvent ne plus avoir de matérialité : ni support, ni matière. Les individus peuvent ne pas être là où ils apparaissent, et cela en plusieurs temps et lieux.
Il s’est développé de nombreux espaces communautaires, où l’on peut vivre certaines expériences troublantes concernant nos perceptions, dont les images sont parties prenantes sur des écrans et des interfaces dialogues.
Entre 2008 et 2010, l’artiste Fred Forest a entrepris un Centre expérimental du territoire dans l’espace virtuel du jeu en réseau Second Life. Précurseur d’un art sociologique, Fred Forest développe une approche esthétique, éthique, philosophique et sociale, en utilisant les médias de la vidéo, de l’image photographique, de l’informatique et des réseaux internet. Dans ce centre expérimental du territoire, il interroge notre rapport à l’espace à travers la politique et la culture, comme il avait déjà pu le faire d’une autre manière, liée au marché de l’art et à la spéculation, en 1977 dans son projet du « Mètre carré artistique ».
Ici, en utilisant le support d’un espace virtuel, donc d’un modèle de simulation sociale, il cherche à inclure dans l’image virtuelle d’un jeu en réseau, une imagination individuelle et collective, capable de projeter les images et les idées d’un futur dans le réel. En effet, des personnalités, mais aussi des citoyens ordinaires sont invités à créer leur avatar pour se rendre dans le centre expérimental du territoire de Second life pour exprimer leurs visions de société face aux problématiques qu’ils souhaitent soulever. Pour assister au projet, les journalistes et les visiteurs doivent pareillement créer leur avatar pour accéder à ce territoire virtuel.
Pour autant ce projet n’est pas seulement virtuel, puisque des choses bien réelles permettaient de circuler entre les deux mondes. D’abord les gens évidemment, mais aussi les idées et visions constituant une base de données accessible dans la réalité, et une forme de l’évènement ancrée dans la galerie d’art Christian Depardieu à Nice, dans un contexte d’élection municipale.
Dans les différentes versions de ce Centre expérimental du territoire, Fred Forest passe par une proposition technologique capable de produire du réel à partir d’une image virtuelle. L’espace de Second Life n’existe pas en vrai. En tant qu’interface, cet espace est pourtant capable de produire de la matière interactive avec le réel. C’est une image qui ne réside en aucun lieu réel, et qui formule des idées sur le monde : pour cela l’image est une forme utopique.
En 2017, lors de la campagne électorale de la présidentielle, le candidat Jean-Luc Mélenchon déploie son image « holographique » en plusieurs lieux réels pour y diffuser simultanément le même discours à des publics dispersés géographiquement. Même si « l’hologramme » en question n’en était pas réellement un, mais plutôt une projection en 3D, l’image de son corps peut se disperser et se déployer, pour inversement fusionner et rassembler médiatiquement des territoires géographiques séparés. Le pouvoir illusionniste de l’image permet donc de créer du magique et du symbolisme, teintant ici fortement la portée du discours politique.
Les espaces réels peuvent donc faire l’objet de modifications conséquentes par le jeu technique des images.
C’est ainsi qu’en 2009, lors d’une exposition intitulée « Les échos de l’étale » à l’espace d’art actuel Le Radar de Bayeux, Thierry Weyd a documenté et scénographié les royaumes utopiques des interstices par des formes visuelles, sonores et textuelles. Le travail présenté ici a fait date pour avoir annexé tous les espaces de l’étale des marées aux territoires de l’entre-deux des Royaumes d’Elgaland-Vargaland, et pour avoir légitimé la création par l’artiste d’une ambassade française de ces royaumes en Normandie.
L’image photographique de l’ambassadeur, se tenant au milieu de la plage à marée basse avec le pavillon d’Elgaland-Vargaland, nous présente bien un corps réel et un lieu réel, mais ce dont il est question dans cette image ne semble exister que d’un point de vue littéraire, capable de déplacer corps et espace en un lieu autre. L’image de cet interstice annexé à un territoire hors du réel interprète un espace concret en déplaçant ses cadres de contextualisation. L’image est alors une proposition hétérotopique, capable de produire un espace autre. Ici, la frontière définie par les horaires de marée devient un territoire inversé : non plus une clôture, occupée tantôt par des poissons tantôt par des humains, mais une ouverture sur un autre territoire politique et esthétique.
Il y a toujours autre chose que la chose dans le réel.
Réel et vivant
Autant dire que le réel est illusion, non identifiable et fiction permanente, qu’il apparaisse sous forme textuelle, visuelle ou mathématique. Ainsi mirage, le réel que je ne vois pas vraiment, ni ne dis ou ne peux dire, n’est pas réel. Pourtant le réel existe bien puisqu’il m’inclut, que je suis réel et que je participe à son invention, en y superposant mes langages.
Bien que mon langage s’y intercale, il est pourtant aussi ce dont je ne peux toujours parler et dont je ne peux tirer aucune image complète. De sorte que ce que je ne peux dire est aussi le réel. Une page blanche ou un silence sont des représentations possibles du versant indicible du réel.
Il y a toujours du vide dans l’espace. Dans l’image, il devient un espace frontal, donc une surface pleine qui me bloque. Cet espace s’est souvent teinté d’une couleur unique ou de ses camaïeux célestes. L’espace infini a trouvé sa traduction en un espace monochrome, comme dans les étendues mystiques des fresques de Fra Angelico, et pour aboutir à la peinture monochrome au XXème siècle. En 1918, le Carré blanc sur fond blanc de Kasimir Malévitch inaugure et affirme une suprématie de l’espace, en tant que surface métaphysique et spirituelle de l’icône.
En regardant une image figurative de façon inversée, je peux voir les choses comme les éléments plastiques encadrant des vides. Ainsi, de Intérieur rouge (1911) ou Grand intérieur rouge (1948) par Henri Matisse aux « peintures en champs de couleurs » (colorfields painting) de Mark Rothko, comme Untitled (Red) en 1956, l’étendue colorée est le signe donnant corps à l’image de ma vision atmosphérique, spectrale, spirituelle, méditative et infinie du monde.
De même que dans une image les choses entourent le vide, écrire, c’est s’entourer d’une panoplie de mots qui s’assemblent et s’organisent autour de mots absents. Les images sont aussi des accumulations de signes visibles pour révéler ce que je ne peux pas voir. Ou encore, les surcharges illisibles de l’image sont les représentations brouillées de la complexité du monde. Faire apparaître fait venir un vide renversant et se réitérant toujours. Un trou noir apparaît dans son image même, dont la surface impalpable rend toute fixation pérenne impossible.
Tant de vides ou de surcharges appelle plus d’images. Avec tant d’images j’ai pourtant besoin de toujours plus de vues encore. Me tenant au creux du monde, plus d’images me rend tout plus réel et plus vivant.
Les images forment mes tentatives de dire le monde. Les créations d’images et l’art ne sont alors que mes certitudes de jouir du réel à leur travers, alors que tout s’éloigne à chaque apparition. Autant dire encore une illusion de l’artifice : l’illusion de la création.
Imagine qu’en vérité aucune image ne puisse fixer le monde. La réalité n’aurait plus de représentation figée possible. Le modèle des cartes géométriques serait fragmenté en images polycentriques et polysémiques, tant de leur espace, de leur perspective, que de leur temporalité, de leur sens et même de leur style.
Il y aurait bien du vivant dans l’image.
Lors d’une séance de la section byzantine de l’Institut de Recherche en Histoire de la Peinture et de Muséologie de Moscou, dans la lecture en 1920 de son texte La Perspective inversée, Pavel Florenski signale son intention de « mentionner, de façon suffisamment énergique, le fait d’une pensée organique » de l’espace et du monde face aux conceptions mathématiques dominantes.
« Incontournable est ici la question : l’art peut-il s’en tirer sans une transformation de la perspective ? En effet l’objectif de l’art est de proposer une certaine totalité spatiale, spécifique, comme un monde clos en lui-même, non pas mécaniquement mais par les forces se tenant à l’intérieur des limites du cadre. Par contre, la photographie, comme morceau d’espace, et coupé de l’espace naturel, par son essence ne peut que conduire au-delà de ses limites, au-delà des bornes de son cadre, parce qu’elle est une partie, qui est mécaniquement séparée du tout. Par conséquent, l’exigence première de l’artiste consiste à réorganiser en un tout clos sur soi cette découpe d’espace qu’il s’est choisi pour matériau, c’est-à-dire à supprimer les rapports de perspective, dont la fonction fondamentale est l’unité kantienne de l’expérience globale, laquelle s’exprime par la nécessité de passer de chaque expérience à la suivante, et par l’impossibilité d’en trouver une qui se suffise à elle-même. Qu’il y ait une perspective dans l’expérience […] ou non, sa finalité est bien définie, et cette finalité contredit essentiellement le travail de la peinture, du moins tant que cette dernière ne se livre pas à d’autres activités, exigeant « une peinture du simulacre », exigeant les illusions d’une continuité fictive dans l’expérience sensible, laquelle en vérité n’existe pas. En ayant à l’esprit ce qu’on a dit, on ne s’étonnera plus maintenant de découvrir deux points de vue et deux horizons dans le Repas Chez Simon de Paul Véronèse […] ».
Unité et multiple
Contrairement aux apparences, l’image n’est pas tant séparée du monde par un cadre. Tout en elle la relie à mon expérience globale du réel. Ses perspectives ne sont pas seulement les règles internes d’un vase clos, mais aussi les lignes d’ouvertures hétérogènes sur l’extérieur et le vivant. Son cadre n’est pas tellement à considérer comme les bords, en dehors desquels il n’y a plus rien, mais comme ceux par lesquels le puzzle des expériences séquentielles se décomposent et se recomposent.
C’est pourquoi l’image unique n’est pas possible, le point de vue unique non plus. Tout est en même temps. Toute chose vaut mieux qu’autre chose. La vue peut être d’ici ou là tout autant qu’ailleurs. Il y a cela de vivant, d’organique et de cellulaire dans la prolifération des images.
Même si les techniques ont permis la reproductibilité mécanique, le collage ou la diffusion massive d’images depuis l’ère moderne, le principe de multiplicité, dans l’image et de l’image, ne date pas d’aujourd’hui. Dans l’art préhistorique, les parois des grottes se présentent comme les temples de figures enchevêtrées pour dévoiler le monde par croisement et transparence d’images. Le Grand Panneau des Lions de la grotte Chauvet réfute déjà instinctivement le principe d’une seule vue, même panoramique, pour exprimer une scène complète et intuitive du monde.
Cet aspect peut se retrouver tout au long de l’histoire des images, par exemple dans le traitement chronophotographique inventé par Edward James Muybridge en 1878 pour décomposer le mouvement, ou dans la synthèse cubiste, fractionnant et multipliant l’espace dans le plan.
On n’a jamais pu voir qu’une seule image pour saisir le monde. L’expérience du monde est une collection d’images, dépassant leur cadre.
Durant la première moitié du XXe siècle la photographie a très rapidement engendré des tentatives de muséographie, comme l’évoquent les projets cités par l’historienne Éléonore Challine dans son Histoire contrariée, le musée de photographie (1939-1945) : le projet de musée documentaire de Léon Vidal, le projet de musée de la photographie de la collection de Gabriel Cromer, ou le petit musée de la curiosité photographique de Louis Chéronnet, tout en cherchant à légitimer la photographie, sont des collections iconiques cherchant à construire une forme de sublimation étendue, voire totale, du monde par l’image. La reproduction mécanique du réel, à l’œuvre par le procédé photographique, permet à l’image de déployer un inventaire proliférant, en collectant des fonds iconographiques du monde entier. L’image peut étaler le champ infini et fragmenté des vues du monde, inventorier topographiquement l’étendue des espaces sociaux et géographiques, écrire l’histoire, ou chercher à parcourir intégralement les choses des choses.
Vertige et inspiration
« Il faudrait des images, beaucoup d’images » disait Jules Maciet à propos du projet de bibliothèque des arts décoratifs, finalement créée en 1864 place des Vosges à Paris. Entre 1886 et 1911, il a été un infatigable chasseur d’images. Collectant parmi les magazines, les catalogues, les livres et toutes sortes de parution, armé de ciseaux et de colle, « ses yeux jamais saturés d’impressions et d’images », il découpe et organise gravures, photographies et autres documents iconographiques, afin de constituer une bibliothèque d’images classées par rubriques, comme sources d’inspiration à destination de la bibliothèque des arts décoratifs. Il construit la fameuse collection Maciet offrant cinq mille albums et plus d’un million d’images. « L’homme qui collectionnait les images » les destinait alors au public et au plus grand nombre. C’est qu’il avait bien conscience que le vertige moderne des images représente une telle force visuelle qu’il peut me transformer et me transporter dans les figures du monde à inventer.
La collection Maciet s’ouvre et recouvre méthodiquement tous les thèmes du monde et de l’activité humaine. Toutes les typologies d’images y cohabitent selon leurs critères de technique, de style, de sujet et d’époque : dessins, gouaches, burins, eaux fortes, xylographies, photographies, lithographies, cartes postales, héliogravures, publicités, arts, design, mode, illustration, décoration, journalisme, renaissance, classicisme, modernité. Tout s’y côtoie et s’y mélange en images.
En même temps que Jules Maciet crée la première collection moderne d’une telle ampleur, il invente des hiérarchisations de classement tout en laissant une entière liberté de circulation entre les images. Il inaugure le culte moderne des images et la démocratie visuelle de pensée. La collection est un inventaire du monde tout autant qu’une grammaire des styles et des images, donc un double langage comportant les signes des choses et les signes des images. Ce nouveau genre encyclopédique se présente comme une matière première visuelle, dont il pense que le formidable brassage de figures est capable de tout devenir. Son entreprise de ressources iconographiques est pensée comme un théâtre du monde. Tout y est : étoiles, jardin, articles de grands magasins, ciel, géographie, merveille de la nature, cailloux, cérémonies, fêtes, lettres et modèles typographiques, objets décoratifs, inventions techniques, etc. Les albums archivent les images sans limite comme dans un cabinet de curiosités. C’est comme si la source des images n’était en rien tarissable et que les images s’avéraient le fondement même et continu de l’évolution intelligente d’une société. Jules Maciet n’a pas livré de mode d’emploi mais a certainement voulu créer les conditions d’une émancipation par l’image et d’une culture visuelle.
C’est encore de cette liquidité optique, libre et interprétable, dont il est question dans la création de ce vaste panorama optique en mouvement. Je peux tout apprendre des images et créer mon parcours de l’une à l’autre pour en tirer un tout.
Accumulation, propagation, il y a des phénomènes de diffusion des images liés à la modernité technique.
Dans le projet « Cartes d’épidémie romantique » de l’artiste Joël Hubaut en 1976, dix mille cartes postales de « contamination affective » sont expédiées dans le monde « pour un échange expansif et proliférant en parodiant les fiches de contrôle bureaucratique par un coefficient d’affect (Infect-effect-affect) ».
La vue s’éparpille et peut tout imaginer ou imager. D’une part une expansion : c’est l’effet nénuphar des images proliférantes recouvrant la surface du monde. D’autre part une mobilité : c’est l’effet nuées d’oiseaux des images volatiles modifiant le mouvement du monde. Les images forment des entrelacs de contamination optique.
L’envolée festive des cartes postales, l’étendue exploratrice des cartes géographiques, la géolocalisation imagée, le partage en réseau des images ou les flux continus de selfies créent des effets phénoménologiques de perception de l’espace.
Dispersion, liquidité, répétition, étoilement, juxtaposition, montage, discontinuité, sublimation, recouvrement, empiétement, collage, superposition, emboîtement, expansion, prolifération, contamination, sont autant de phénomènes de jonction entre les images et le réel qu’elles enrobent pour l’imaginer et pour l’augmenter.
Les images sont les interfaces d’un projet muséographique mondialisé. Finalement ce projet muséographique, impliqué par la technique photographique, verra pleinement le jour avec le projet numérique de Google.
Google Image est le monde même.
Partage et flux
Les vues circulant sur les réseaux ne jouent plus seulement un rôle de mémoire, mais participent à un flux projetant quelque chose à venir. Dans ses recherches, l’Intelligence Artificielle développe des programmes de reconnaissances visuelles, des images prédictives et des algorithmes auto-générateurs, « apprenant » par l’image, comme si le monde réel ne valait plus seul comme référentiel. L’image se propose à moi, venant me notifier des possibles. Les flux et les partages d’images, renouvelés à chaque instant, me créent un futur permanent en image.
L’image naît donc de l’image, et le monde avec. Tout se construit dans cette convergence de bribes recomposables ensemble.
Si, pour une meilleure acuité, le réel doit se fragmenter et se multiplier optiquement dans les prismes, les lentilles ou les focales, il passe aussi par les filtres du temps issus des systèmes de vision au cours de l’histoire. L’image en réseau collectionne les diffractions du réel comme autant d’unités kaléidoscopiques.
Dans ses Confessions Paul Verlaine évoque ainsi cette sensation optique des images magiques et discontinues, diffractant et recomposant le monde : « Un soir d’hiver, […] prêt à m’assoupir, charmé de voir, à travers mes cils se rapprochant qui me kaléidoscopaient les choses […] ». L’évocation du kaléidoscope renvoie aux plaisirs et à la magie de regarder de belles images, qu’un système de réflexion optique permet de combiner visuellement et temporellement dans une infinie contemplation et un enchantement fascinant. Aujourd’hui, avec mes supports numériques et connectés, je suis captivé par la circulation permanente d’images en réseau, représentant autant d’unités kaléidoscopiques.
Ce pourvoir de fascination de l’image a engendré de nouveaux symptômes. Une « panique cognitive » accompagne ma dépendance aux images suggestives des écrans. Les images envahissantes engendrent des effets de « burn out » dans mon esprit. Les images tournant en boucle sur mon réseau créent une « bulle cognitive » qui restreint mon champ de vision.
Que fait donc cet œil aujourd’hui, agrippé à son écran mobile et connecté ? En attente de quoi s’agrippe-t-il, si ce n’est d’un futur meilleur.
Troublé par ce mouvement incessant d’images faisant naître d’autres images, un œil attend d’être émerveillé par une beauté.
Attente et vision
Ce que j’attends est lié à cette propriété du temps qui modifie l’espace. La qualité de cette attente est l’amour que j’accorde à la densité d’un changement, généré par cette durée affichée sur mes écrans. Le doute des images, aujourd’hui, c’est qu’elles ne sont plus seulement une mémoire du passé, au sens de ce qui est à l’image est ce qui a été là. L’image est aussi ce par quoi je peux penser ce qui arrive. Elle a plutôt toujours été une interface visuelle magique parce que transitoire entre mon passé et mon futur, une image sans durée, dont la contemplation pouvait traverser les époques, comme un présent intangible et re-visitable.
Avoir vue sur quelque chose est un pur instant en devenir. « J’ai vu » est toujours une première fois.
Le flux croissant des images peut être vu aujourd’hui comme une perte de passé, tandis que l’image en tant que flux permanent d’information peut aussi être comprise comme flux permanent de futur. Parce qu’elle a toujours été le sujet d’une interprétation, l’image, par ses écrans et ses flux connectés, est donc de plus en plus tournée exclusivement vers l’avenir.
J’attends par elle de visiter optiquement les divinations de mon avenir.
Par exemple, les Pythies de l’antiquité pratiquaient déjà la vision hallucinatoire pour dire les images du futur. Même si des entrailles de la terre et du temple émanaient peut-être des gaz hallucinatoires propices aux visions prédictives, l’image formulée par les Pythies apparaît surtout comme un message résolument tourné vers le futur. Voilà la magie iconique, inversant son passé et son sujet vers l’extension atmosphérique du devant.
L’image est une faille visionnaire.
Selfie et inversion
Par ses aspects technologiques et par ses usages, l’image du selfie participe activement à cette inversion, tant d’une perception optique que temporelle. En me retournant l’œil, le selfie déplace effectivement le point de fuite derrière moi. En créant l’attente de l’image à venir, perdue dans le flux des datas interconnectées, il retourne résolument l’image vers le futur.
Le selfie adopte l’inversion pratique du point de vue, en faisant pivoter l’image et l’opérateur d’un côté de l’appareil à l’autre. Le photographe se retrouve physiquement et psychologiquement dans son image. Le point de fuite se retrouve alors automatiquement derrière l’opérateur.
Cela met techniquement en œuvre le principe de la perspective inversée en retournant simplement la focale, mais aussi en offrant à la vision un pouvoir de prémonition. C’est encore d’une autre inversion dont parle l’image : non pas une construction spatiale illusionniste, mais une construction inclusive et temporelle, capable de modifier ma place et de voir l’avenir, en offrant des perspectives depuis moi. L’image n’est plus seulement la vision en perspective linéaire de ce qui a été, mais la perspective inversée d’un espace m’incluant comme objet, à travers un avenir en attente.
Tenter une autre exploration technique de l’espace de l’image avait déjà été entrepris par le Cubisme. Autant de points de fuite possibles dans l’image, autant qu’il m’est donné de liberté de mouvement, donc autant de points de vue et d’idées. Ce point de tissage des tensions de l’image est le point de fuite projectif, non pas simplement des objets et de leurs facettes spatio-temporelles dans l’espace, mais aussi des significations et des pensées dans le temps. L’image me projette dans mon futur et en révèle mon attente par les sources intarissables de mots, s’écoulant de ses interstices en fragmentation.
Cette qualité d’une attente, à la fois fondement d’une image et d’un amour, est le socle magique de ma présence. C’est l’autre illusion de l’autre perspective encore : être dans l’image, être image.
Réel et fantaisie
Je ne peux m’empêcher de marcher en image, c’est-à-dire d’imager et d’écrire le monde.
Comme le mentionne Saint-Augustin dans un psaume, « l’homme marche dans l’image, pourtant il s’agite en vain ».
Chaque création d’image correspond à mon désir de prise de possession du monde et des choses. Je ne sais si je dois épouser ou résister à ce désir de réel, avec ou sans image. Par la proximité technologique de mon smartphone, chaque sensation vécue dans le réel suscite en direct des surgissements d’images. Elles sont l’apparition soudaine et continue de ma réalité permanente : mon apparence même. Le selfie est mon miroir continu. Mes images sont les créations successives et omniprésentes de mon moi livré au réel. Je génère ma propre illusion perpétuelle. La réalité est une construction subjective, à laquelle contribue l’image. Je me fais des idées et des représentations. Ma réalité peut créer dans le réel toute une féérie d’images qui renverse ma condition d’occupation de l’espace. La création d’images facilitée par la technique me rend roi, de la même manière que « Dieu a créé le monde à son image ». Comme par magie, j’accède à un véritable pouvoir de représentation sur le monde.
L’image est donc cet intermédiaire qui peut joindre mes sensations au monde sans m’imposer de façon tragique le poids du réel. Peu importe que l’image soit d’un côté imagination et de l’autre vraisemblance, elle est aussi fantasme et fantaisie, donc espace de tissage narratif entre moi et le réel, capable de m’offrir des mots par la vue.
Face à l’image, les mots viennent de plusieurs registres successifs. D’abord avec ceux de la sensation, je peux identifier un sujet, exprimer des émotions, traduire une sensibilité, décrire une vue immédiate ou encore inclure le reflet instantané de ma part onirique du monde. Ensuite viennent ceux de la distance et du recul, qui m’offrent la réflexion et la maturation de l’esprit dans l’image. Un dessin, une photographie ou une peinture sont avant tout une paroi absolue à laquelle se confronte l’infini d’une vue et d’une pensée. Je m’y cogne d’abord directement et littéralement. Puis je peux m’en éloigner par rebondissement, écart, retirement, distance, réflexion. Les mots qui viennent sont ceux de l’analyse et de l’interprétation. Ils ne suffiront pas non plus à mettre à nue l’image dans une vue définitive. Car l’image me tient toujours dans des registres variés d’entre-deux. L’image me condamne à vagabonder dans les résonances de registres formels, visuellement et intellectuellement, sans être certain de ne jamais aboutir à une proposition fixe. Je n’ai pas d’autre remède que de me fier à ma fantaisie et à mon imaginaire.
Dans sa peinture, l’artiste Christophe Robe peint des images présentant des espaces et des figures hétérogènes, tantôt résolument fantasmées, plutôt réalistes, parfois éloignées dans leur style, ou encore reliées de façon cohérentes. Dans un cadre de règles apparemment strictes, ses compositions rigoureuses mettent en scène pêle-mêle des plans de couleurs, des aplats de lumière ou d’ombre, des zones de matières expressives, des figures réalistes, des lignes de construction spatiale, des signes suggestifs, des silhouettes reconnaissables, des ombres féériques ou des motifs végétaux. De cette disparité naît à la fois une discorde et une harmonie entre les choses. Au sein d’une tension apparemment paradoxale se tient simplement la beauté bien composée de coexistences perceptives.
Le peintre comme le spectateur se trouvent dans la situation de recoudre des liens entre les choses pour recomposer des réalités ou des vérités. Le réel s’inverse en pays imaginaire.
Car ce ne sont pas les choses qui comptent dans l’absolu, mais les liens entre elles, donc les lignes abstraites et imaginaires qui font sens.
L’image et la peinture rejoignent la vue en tant qu’acte phénoménologique de synthèse du réel, c’est-à-dire ce que mon œil peut me donner comme pensée et ce que je peux penser comme image. L’analyse participe davantage à la possibilité d’accéder à l’au-delà du réel que de s’en limiter à une seule vision cartésienne.
Je peux donner à l’image ma propre logique décorative et symbolique.
Par exemple, en 1888 dans son tableau Le Talisman, L’Aven au Bois d’Amour, Paul Sérusier livre le réel à sa libre interprétation visuelle. Le tableau mixte des plages abstraites et des signes figuratifs. C’est après les débats créés par ce tableau, rompant avec un mimétisme formel, qu’il forme justement le groupe des peintres Nabis. Dans ce paysage déconstruit par de larges surfaces de couleurs discontinues et irréelles, la profondeur spatiale prend un autre sens, plus mystique, suggéré aussi par le titre. Un talisman peut être un objet comportant des signes consacrés à la protection et au pouvoir magique. Certains talismans tirent justement leur force des images qu’ils portent. Dans ce mouvement postimpressionniste, le rôle sacré de l’art et de la peinture est mis en avant, inversant en quelque sorte le projet technique et moderne d’une impression réelle de l’image. En adoptant un vocabulaire plastique de couleurs pures et décalées du réel, en exagérant leur vision, les peintres Nabis montrent une volonté de rupture avec les principes d’un art mimétique. En effet, leurs peintures révèlent autant la dimension figurative qu’abstraite, fantaisiste ou spirituelle de leur vision.
L’article de Wikipédia mentionne ainsi la signification du terme hébreu nabi : « […] dans un sens actif « orateur » ou « annonciateur », ou, dans un sens passif, « celui qui est ravi dans une extase » ou « appelé par l’esprit ». En Occident, nabi a été traduit par « prophète », « illuminé » ou encore « celui qui reçoit les paroles de l’au-delà », « l’inspiré de Dieu ». »
L’image est une vision inspirée par l’au-delà imaginaire des choses qu’elle figure. Même si je sais que créer complète encore une fois la panoplie des illusions des images, je vois en chacune d’elles sa dimension sacrée d’un accès. L’image et mon image se conjuguent dans l’évolution mystique d’un monde et d’une espèce. Avancer ainsi dans l’image est le bain d’une destinée flottante facile, contre laquelle il ne faudrait pourtant pas chercher une supériorité iconique ni une vérité matérielle.
Je cherche là où l’extase de l’image me mène.
Accident et authenticité
Pline l’Ancien raconte comment Apelle, ne parvenant pas à peindre « l’écume d’un cheval en sueur », jeta de colère son éponge à pinceau sur le tableau. C’est là que se produisit alors l’effet souhaité, l’écume d’un cheval en sueur, de manière incontrôlée, par hasard, dans et par l’image même, livrée à une éponge folle, indépendamment de l’adresse réputée de sa main. L’authenticité de l’écume d’un cheval en sueur ne peut véritablement venir que de l’autonomie interne à l’image. Ici l’accident ou le hasard de l’éponge remplace Dieu ou l’artiste, œuvrant comme force vive et propre à l’image. La preuve d’une image vraie viendrait de son authenticité. Étymologiquement, le caractère authentique d’une image proviendrait donc d’elle-même, c’est-à-dire de ce qui s’y détermine de sa propre autorité formelle. D’un point de vue philosophique, une image authentique serait la seule vertueuse, parce que sincère, véritable, idéale ou vérité pure. En art, toute authenticité doit être confirmée par un certificat, pour garantir cette origine vraie et singulière sur le marché.
L’image impossible de l’écume d’un cheval en sueur me suggère, que si l’image vraie n’est pas possible de la main ni de la vision humaine, alors elle ne peut donc venir que d’elle-même, hors de toute création propre à l’art artificiel des images : une image faite sans la main de l’homme.
Seul le concept d’image achéiropoïète correspond à cette idée d’une « origine inexpliquée par une action technique manuelle ». Dans la littérature antique, Cicéron parle d’une image de Cérès « tombée du ciel ». De nombreuses images achéiropoïètes jalonnent l’histoire chrétienne : le Suaire de Turin, le voile de Manopello, le Mandylion dit image d’Edesse ou encore la Vierge de Guadalupe. Au-delà des croyances religieuses rattachées aux images, je ne fais que constater la dimension miraculeuse d’une révélation iconique. L’image est une vision mystique, qui se confronte alors aux études scientifiques pour apporter les preuves de sa véracité.
Dans l’exemple le plus récent de Sierck-les-Bains, une tache d’humidité apparaît en 1985 sur le mur d’un bâtiment. Sa forme évoque un visage dans lequel les croyants reconnaîtraient celui du Christ. D’après l’article de Wikipédia le phénomène serait toujours visible en 2016. Cela peut en effet paraître assez miraculeux qu’une simple tache d’humidité donne par hasard l’image d’un visage, et que la forme de la tache persiste si longtemps sans altérité. Pour le reste de l’interprétation, c’est la magie de l’image, à hauteur de la croyance que chacun y investit, qui opère l’extatique vision.
Cette tache coïncide avec une forme d’illusion optique qui me fait donner un nom à l’image. Je peux m’expliquer cette superposition de deux vérités sur une même image par le phénomène psychologique de la paréidolie : d’une part une réelle tache d’humidité et d’autre part le visage du Christ reconnaissable. Une image peut donc agir comme stimulus indéterminé et être plus ou moins perçue comme reconnaissable. Par exemple, je reconnais dans la forme d’un nuage celle d’un lapin blanc venant du ciel. Toutes sortes d’images peuvent ainsi surgir du réel et me persuader de leur autre vérité, en inversant le sujet référentiel.
Le sujet d’une image achéiropoïète est donc inversé, puisque c’est par une opération mystérieuse et intrinsèque à l’image, que le sujet apparaît. Sans opérateur. Il est donc l’ombre inversée de l’image même, tandis que lors d’un effet de paréidolie, c’est l’interprétation du cerveau humain qui inverse un sujet en un autre, chacun reconnaissable. Cette traduction optique d’une chose en une autre peut répondre à différentes motivations de ma vision et de mes attentes, les faisant apparaître double dans la même image par magie.
Idéal et esprit
Quel que soit le résultat des analyses et des laboratoires, l’image achéiropoïète reste à jamais mystérieusement vraie. Car elle n’a d’autre source qu’elle-même. Telle qu’elle-même, l’image achéiropoïète se présente comme l’image vraie, car elle est celle qui se rapproche de l’image idéale. D’après la Genèse, Dieu créa l’homme à son image et selon sa ressemblance. L’image vraie serait donc frappée de son Esprit et non de la main de l’homme. L’Esprit habite l’image.
Albrecht Dürer représente ainsi cet idéal artistique en s’en remettant à Dieu : « Regarde attentivement la nature, dirige-toi d’après elle et ne t’en écarte pas, t’imaginant que tu trouveras mieux par toi-même. Ce serait une illusion ; l’art est vraiment caché dans la nature ; celui qui peut l’en tirer le possédera. Plus la forme de ton œuvre est semblable à la forme vivante, plus ton œuvre paraît bonne. Cela est certain. N’aie donc jamais la pensée de faire quelque chose de meilleur que ce que Dieu a fait, car ta puissance est un pur néant en face de l’activité créatrice de Dieu. »
Dans sa gravure de 1504, le sujet de Adam et Ève est pour lui l’occasion de représenter l’homme idéal. Il y inscrit cette mention au panneau suspendu à la branche de laquelle se tient Adam : « Albrecht Dürer noricus faciebat ». Sur cette branche se tient également un perroquet, symbole de l’éloquence et de l’imitation. En mentionnant « Albrecht Dürer a fait ça », c’est-à-dire représenter l’homme et la femme créés par Dieu, l’artiste dépasse la technique qui permet de faire une belle image. Il a reproduit la création divine de l’Esprit. En s’appropriant le sujet même de la création divine et en la signant, il fait plus : une image vraie, incarnée du mystère de sa création. Par sa signature le caractère unique et authentique de l’image n’appartient plus seulement à Dieu mais à l’artiste. Albrecht Dürer nous montre alors que le génie artistique est capable d’imiter Dieu en créant l’image vraie et idéale.
Comme chacun le sait, personne ne peut donc pas plus croire à aucune image déifiée, comme à aucune autre icône idolâtrée, ni à aucune vision idéalisée ou à aucun chef d’œuvre. Même l’authentique peut être faux ou sonner faux.
Pour démêler le vrai du faux, en art comme en communication, il convient souvent d’évaluer à sa juste valeur spéculative l’objet intentionnel de l’image.
La photographie « Pour l’amour de Dieu » (« For the love of God »), réalisée par Damien Hirst pour médiatiser l’œuvre la plus chère du monde est à ce titre une icône qui cherche à donner une caricature excessive du prix inestimable des images et de l’art. Cette œuvre, également intitulée « Skull Star Diamond », littéralement « Crâne Étoile Diamant », a été réalisée en 2007 à partir d’un authentique crâne du XVIII siècle recouvert de 8601 diamants, pour un coût de fabrication estimé à près de 20 millions de Dollars. Le 1er juin de la même année, elle est mise en vente à la galerie White Cube pour 100 millions de Dollars, en faisant ainsi l’œuvre à la cote la plus démesurée qui soit sur le marché de l’art.
L’artiste poursuit ici ses recherches sur les images de la vie et de la mort. Il y a dans cette œuvre une vision autant fascinante qu’obscène, autant miraculeuse que fragile, qui pose beaucoup de questions. Damien Hirst fait-il un pied-de-nez ou profite-t-il du pouvoir spéculatif de l’art ? L’art vaut-il plus que la vie ? La vie est-elle éternelle même après la mort ?
L’objet a été fortement médiatisé par une image, ce qui rejoint ici mes questionnements sur les renversements qu’elle peut me procurer.
Je peux bien me demander ce qu’il reste de l’amour, de Dieu, de l’art, du partage et de la vie dans cette image de crâne. L’image accrédite de la véracité d’un objet impossible à concevoir, comme à montrer, à voir et même à penser. Cette photographie entretient la légende d’un geste artistique qui pose le prix extrême de la vulgarité du luxe, alors que le geste artistique n’a justement pas d’autre prix que son authenticité. Dans l’image de cet « amour de Dieu », Damien Hirst met en avant toute la valeur spéculative, qui peut perdre la recherche idéale de vérité ou de beauté dans le faux, même si les pierres sont des vrais diamants.
L’idéal ne peut se trouver dans l’art en soi. L’acte de Marcel Duchamp, consistant à déplacer un objet ou une image dans le champ institutionnel et dans le lieu du musée ou de la galerie ne peut suffire. Dans « Is it about a bicycle ? (Vehicle Art) », Joseph Beuys cherche avec l’art l’accès à un matériau d’échange entre le spectateur et le champ social. «Le problème de Duchamp c’est que ses recherches auraient pu conduire probablement à un développement dans un sens libératoire pour l’homme ; s’il ne s’était pas limité, dans son activité, à produire un effet de choc sur le bourgeois, c’est-à-dire à vouloir démontrer que le simple fait de mettre un objet dans le musée suffit à le transformer tout de suite en œuvre d’art. […] Chez Duchamp, rien n’est discutable, critiquable, on doit le prendre tel quel, en tant qu’objet d’art dont la place est au musée. Au contraire, mes tableaux sont un matériel pour des discussions ».
Ce qu’il y a d’authentique et d’idéal dans les dessins de Joseph Beuys, c’est sa recherche de formes de liberté, d’autodétermination, d’énergie à travers les formes signifiantes de l’art, pour transiter vers une transformation des conditions du réel. Ainsi quand il dessine des images, comme « Ange-Baleine » (1953) ou « L’esprit des hautes montagnes » (1974), il trace des traits figuratifs inspirés de la nature pour faire des propositions d’énergies transposables vers un monde idéal à construire ensemble, pour lutter contre le Capital. « À travers ce processus de transition d’un pôle à l’autre, énergie et forme ne font qu’un, ce qui veut dire qu’il y a fusion du moment dionysiaque et du moment apollinien, et par conséquent c’est la matière qui passe de l’état nébuleux à la conscience. De cette façon on parvient à une image entière de l’homme, une image non fragmentée ».
Dans l’image il y a cette volonté de représentation qui tend à quelque chose de plus dans le réel, et non seulement à une distance ironique sur le monde.
L’image rejoint un état d’esprit utopique, qui renvoie à une esthétique relationnelle telle que l’a étudiée Nicolas Bourriaud. « Le problème n’est plus d’élargir les limites de l‘art, mais d’éprouver les capacités de résistances de l’art à l’intérieur du champ social global ». C’est par petits gestes que l’image et l’art participent à côté, par-dessus ou par-dessous le réel systémique, en recousant patiemment le tissu relationnel. « Fabrice Hybert définit l’art comme une fonction sociale parmi d’autres, permanente « digestion de données » dont l’objectif serait de retrouver les « désirs initiaux qui ont présidé à la fabrication des objets ». Nicolas Bourriaud note encore cela autrement avec Félix Guattari : « l’important est de savoir si une œuvre concourt effectivement à une production mutante d’énonciation ».
« Toute image est un moment, de la même manière que n’importe quel point dans l’espace est le souvenir d’un temps x, autant que le reflet d’un espace y. Cette temporalité est-elle figée, ou au contraire productrice de potentialités ? Qu’est-ce qu’une image qui ne contient aucun devenir, aucune « possibilité de vie », sinon une image morte ? »
Il n’y a pas d’autre vérité ni d’autre idéal dans l’œuvre d’art ou dans l’image, que d’entretenir les tentatives de tissage, de relation et de partage. Ces objets visuels sont des lieux de perméabilité entre les mondes imaginaires et réels, comme avec les subjectivités de l’individu et du collectif.
Aussi, démêler le vrai du faux est un leurre inutile, pourtant à l’origine du projet de loi qui cherche depuis 2017 à contrôler les fake-news en établissant des critères sur la vérité des informations. Cela produit un retour inévitable de la censure des images au nom d’une vérité imposée et autoritaire, en partant du principe que ce qui est faux ne devrait pas avoir droit à l’image ni à sa diffusion. Pourtant le faux est le propre de la vision. Il est inextricable de l’image et de sa magie. Produire du faux répond avant tout à une intention signifiante livrée à l’épreuve de sa durée iconique, c’est-à-dire au projet de créer et d’atteindre un effet par l’image sur la transformation du monde et de moi-même.
Pourtant le faux peut vraiment répondre à ma quête de vérité. Révéler le mystère de la bulle temporelle et utopique de l’image, plutôt que les bulles spéculatives et médiatiques.
Mémoire et avenir
Ainsi livrée à mon cours du temps, l’image accepte cette richesse intangible de dérive de ses interprétations et de liquidité de ses signes, pour être le cœur de mon existence. Cette réappropriation visuelle du sens vers le futur paraît donc bien nécessaire à toute forme de vie. Ici réside un phénomène optique commun, un réinvestissement magique et collectif du réel, qui fait de l’image une archive publique ouverte. Les images appartiennent à tout le monde et le monde appelle les images. L’appel des images donne donc naissance à l’image dans l’image. Tout y est mis à plat pour transparaître.
L’image archive l’image.
Comme l’image achéiropoïète me le montre, livrée aux dénouements du temps et de la vérité, l’image forme un cadre immanent et flottant à la fois. Elle crée une expansion du monde à travers la genèse de sa vue.
Comme les images, l’archive répond au principe d’une vision compressive du futur. L’usage des images et des archives procède d’une même mise en scène de l’espace social et culturel. L’image encapsule le réel et la compression sélective par l’archive donne une interprétation qui restreint la représentation des présences. Donner à voir la réalité est un projet commun à l’image et à l’archive, mais cet enjeu n’est jamais opérant que sous les contraintes arbitraires du cadrage, de l’interprétation, de la sélection ou de la diffusion. Je peux choisir d’orienter l’image selon certaines idées, extérieures ou intérieures. La valeur sélective d’une archive ou d’une image est en fait beaucoup plus ouverte, ou libre, qu’on le présuppose. Je peux m’approprier chaque image comme matériau en devenir.
Fenêtres livrées à l’avenir tout autant que cadre clos, les images et les archives sont avant tout des visions re-modelables, dont tout le monde peut réactiver les signifiants au cours du temps. C’est là leur étoilement, l’aspect sémiotique multidirectionnel de leurs vues et de leurs signes. Les images appartiennent au temps de leur transformation collective, institutionnelle ou individuelle. Elles agissent comme représentation du passé pour faire des prédictions sur le futur. En projetant les signes de l’avenir, les images inversent les zones de perspective hors de leur cadre et déplacent le sujet hors de l’icône.
Cet enchâssement des images entre elles, dans les boucles du temps et avec le réel, crée discontinuité, imbrication, superposition. De ces entrelacs naît une pensée relationnelle de l’image entre nature et culture.
Comme la nature, l’image est relationnelle. Ses axes inventent des choses. Son imaginaire gouverne le monde. Ses figures dominent et transforment le réel. Son temps modifie l’espace. C’est le destin de l’image : inverser le passé comme sujet futur, inverser la figure hors du cadre.
L’image peut alors être moi-même, déborder d’elle-même, être de l’autre ou de l’ailleurs. C’est un peu comme le surgissement d’un avenir inattendu par un vieux tour de passe-passe.
Réseau et expansion
L’image déborde de l’image, car elle constitue une mémoire compressée du monde, non en tant que telle, unique, mais en tant que tout, chacune d’elles, totalité d’un réseau relationnel. Ce tout est inscrit dans l’histoire originelle des images, c’est le fonds même de nos collections depuis les albums de la préhistoire. Les collections d’images forment des nuées et des volutes de mémoire immatérielle.
Ce qui enrichit aujourd’hui cette collection, c’est son support informatique, numérique et connecté, permettant fluidité, calcul, codage, partage, mémorisation, interaction et auto génération.
De même que la perspective inversée est présente dans l’histoire de la peinture religieuse pour nous projeter dans le mystère du monde, la manière dont chacun a usage des images connectées ou des selfies, renforcent l’idée d’un réseau d’images projetant un avenir et une réalité augmentée plutôt que renfermant un passé nostalgique.
D’un geste, avec le selfie, j’inverse le rapport du devant et du derrière de l’image, entre un réel, un sujet et un appareil de prise de vue. Je m’y vois bien mieux et m’y reconnais même : sujet inversé par une image renversante. Je ne suis plus sujet-auteur hors de mon image, derrière mon appareil optique et face au monde. Je suis à la fois sujet et auteur devant mon appareil, devant mon image, devant le monde en arrière-plan. D’ailleurs ne parle-t-on pas d’égoportrait à propos des selfies ? Tout est retourné vers moi, l’espace, l’appareil, l’image et le temps. Je suis dedans, et l’image est celle du mouvement inversé de moi-même. Par sa mise en réseau immédiate, l’image renverse la valeur de son sujet en dynamique de communication, donc de changement potentiel. Tout le réseau est retourné vers moi.
D’autres modélisations techniques ont en effet modifié les perspectives. L’image est cette étendue, recouvrant le réel en amplifiant son volume grâce à un autre champ de codage.
Changement et recommencement
Mais je m’y trompe peut-être aussi en exprimant cette vision renversante. Cette double illusion de l’image et de son inverse n’est peut-être pas plus vraie pour l’espace figuratif perspectif que pour l’espace temporel ou pour son sujet.
Me redire alors autrement, pour mettre encore à l’épreuve les concepts potentiels de l’image. Car derrière son apparente simplicité, l’image est d’une magie insaisissable. En reformulant je cherche à brasser les idées d’un possible chambardement des images. Je tente de remettre le compteur de mes images à zéro pour les voir faire.
Peindre c’est toujours recommencer du début. Voir aussi. Quand l’image me dit « j’ai vu », c’est toujours une première fois.
Comme le propose Francis Ponge il faut tout reprendre à zéro. Reprendre à zéro c’est faire l’éloge de la réécriture des choses. Pour donner le « parti pris aux choses », il les laisse s’exprimer, c’est-à-dire qu’il inverse sa perception et sa considération des choses. Pour lui, le monde est texte, tout autant qu’il y a un être de la chose. Ainsi je vois les images comme des choses vivantes. Dans Le parti pris des choses il écrit : « Nous avons tout cela avec le coquillage : nous sommes avec lui en pleine chair, nous ne quittons pas la nature : le mollusque ou le crustacé sont là présents. D’où, une sorte d’inquiétude qui décuple notre plaisir. » Car la métaphore du coquillage lui permet de définir le commencement de la création, une sorte de zéro ou d’œuf renversant les compteurs des choses à l’origine de leur connaissance. « J’admire […] les écrivains par-dessus tous les autres parce que leur monument est fait de la véritable sécrétion commune du mollusque homme, de la chose la plus proportionnée et conditionnée à son corps, et cependant la plus différente de sa forme que l’on puisse concevoir : je veux dire la parole. »
Durant leur processus créatif d’écriture d’un roman, certains écrivains racontent que les personnages leur parlent et leur dictent directement l’histoire. Comme pour une image achéiropoïète, une part autonome serait donc à l’œuvre dans leur roman, dont ils suivraient la ligne.
Les romans parlent d’eux-mêmes. Les choses parlent. Les images aussi. Car l’une et l’autre possèdent un langage fonctionnel m’ouvrant à l’imaginaire.
Chose et langage
Au cours de son existence, inventée par l’homme ou venant d’un au-delà, l’image serait une sorte d’objet technique par lequel vient le monde et qui me parle. Dans son ouvrage Du mode d’existence des objets techniques, Gilbert Simondon mentionne l’existence d’une « unité magique primitive » correspondant à « la liaison vitale entre l’homme et le monde, définissant un univers à la fois subjectif et objectif antérieur à toute distinction de l’objet et du sujet, et par conséquent aussi à toute apparition de l’objet séparé ». Pour Gilbert Simondon, il y a donc une liaison magique entre l’homme et l’objet technique. Cette relation réside dans la genèse d’une lignée technique, entre le corps, l’objet, le geste, l’utilité et l’invention. C’est ainsi que se définit un objet technique, par cette genèse qui le fait évoluer comme individu technique. La chose technique est ainsi douée d’une certaine unité de devenir, ayant une place déterminée au sein d’une évolution, en corrélation avec moi et le monde. Bien que fabriqué artificiellement, l’objet technique se rapproche ainsi d’un mode d’existence naturel. Cette individualité possible de la chose, comme un être de technique, tient à ses formes évolutives et signifiantes, qui me font signe et donne sens au monde. L’objet technique me parle.
Une IRM fonctionnelle peut révéler l’image de l’activité d’un cerveau et pourrait servir de preuve et de prédiction pour la justice dans l’appréciation d’un présumé coupable.
L’image est en quelque sorte une chose fonctionnelle. Sa réalité fonctionnelle c’est sa réalité véritable : faire venir autre chose que le sujet apparent de l’image. Dépasser l’apparition des choses et interpréter les faits réels. Sa réalité fonctionnelle c’est cette chose réellement impalpable, transfigurée sur cette peau optique comme un corps vrai et frénétique : faire signe coûte que coûte pour ouvrir la vue sur autre chose. La réalité fonctionnelle des images c’est qu’elles sont immortelles et qu’elles forment des parades éphémères face à l’hypothèse de construction ou de disparition du sens en temps réel.
L’image fonctionnelle c’est aussi celle de l’interface tactile homme/machine, qui peut remplacer mes tâches quotidiennes. D’un geste je touche la surface visuelle qui facilite apparemment mon réel par l’exécution d’une action, d’une prédiction, d’une évaluation, d’une validation ou d’un choix. Tout ce que je ne pouvais voir aussi vite et bien, passe encore par une valeur rationnelle du toucher numérique.
Chaque image est une force prometteuse de mon passé, parce qu’elle en est ce que je n’avais pas encore vu autrement.
Ainsi je vois un être de l’image, comme il y a un être de la chose. L’image est une coquille qui parle et qui m’enveloppe comme une seconde peau ou une grotte. Comme à l’intérieur de l’huître se crée tout un monde de visions nacrées, l’image ouvre d’autres lumières sur la peau de sa coquille optique. L’image me parle d’elle-même alors que tout le reste est fini. Chaque image crée un effacement de son image d’avant. L’image se tient en évolution avec moi pour imaginer la suite.
Par ses différentes manifestations techniques, l’image revient toujours à cette remise à zéro des signifiants. Par exemple, dans la Photographie du Jardin d’Hiver, Roland Barthes peut voir autrement la disparition présente de sa mère, en retrouvant par l’image la vue d’un signe prometteur capable d’atténuer la peine de cette absence. Cette image d’un temps reculé qu’il n’a même pas connu, peut enfin lui parler autrement dans sa recherche actuelle d’une image vraie.
Je peux tout revoir autrement par l’image, en suivant ses spirales inextricables : d’un côté, le flux des images comme perte du passé, de l’autre, l’image comme flux permanent de futur. Celui qui contrôle le passé a donc le contrôle du futur. Je peux construire en superposant des images d’avenir sur celles passées pour activer le langage au présent avec des choses parlantes.
Perte et nouveauté
Le choix des images et des archives joue son rôle déterminant pour projeter un avenir. C’est-à-dire qu’une modification du souvenir s’opère en facettes multiples, selon les besoins d’avenir du présent. Le passé est plastique, car il peut être remodelé selon ce dont le projet futur a besoin ou envie.
Par la parole et l’image, l’usage du passé circule aussi à travers la possibilité de son oubli, puisqu’il passe par une compression sélective et enchevêtrée, donc une possibilité de pertes et de brouillages.
A deux, en société ou dans le théâtre mondialisé, la mutualité du passé engendre son effacement pur et simple, au profit d’une projection partagée. Cela passe-t-il par une hypothèse, par une illusion, par un désir, par un rêve ou par une vision ? Cette anticipation est-elle réalisable ? Ce changement, par l’image anticipatrice et émancipatrice, peut-il aboutir sans fabriquer une amnésie ?
En énonçant le principe de la nouveauté, la culture moderne dévalorise le passé par le principe avant-gardiste de table-rase et valorise donc le changement. Ainsi je pourrais bâtir en ne me souvenant pas, ce qui tendrait à entraîner le passé à disparaître par anonymat. Obtenir la radicalité moderne d’un changement passe nécessairement par une diffusion massive d’images capables de faire passer le passé.
Il faut toujours plus d’images, pour oublier ce sur quoi je peux redessiner. S’agit-il alors d’une étourderie ou d’une perte ? Coupable ou amnésique moi ?
Ce trait renvoie également à une magie radicale possible avec l’image. Effacer au nom d’une modernité du changement, en produisant toujours plus de nouveautés par l’image. Or cette radicalisation possible, faire oublier à tous, est un autre effet des outils connectés et de leurs images.
Tout le monde s’envoie des images anecdotiques permanentes d’une narration presque insignifiante du réel : des images de tout ce que je mange, des lieux où je me tiens, des petits chats comiques, etc. Y-a-t-il quelque chose de plus derrière ces pitreries visuelles animalières partagées à l’échelle planétaire ? Tous ces petits chats qui circulent en boucle sur les réseaux agissent comme des motifs de « mots » inventés pour exprimer des émotions qui n’ont pas de mots pour le dire. Toutes ces images apparemment banales, par leur répétition en quantité saturée, pourraient former un signe exagéré du réel, dont le motif accentue un symbole capable de condenser et de partager une sensation collective. Ainsi, chacun se parlerait de plus en plus en image, affichant des petites choses, d’une banalité en réalité affligeante. Ces petites choses sont paradoxales, à la fois ridicules et sublimes. Il peut y avoir dans l’image le signe d’un petit rien explosif, capable de « me pincer » comme dans le réel et de me relier à mes semblables, que ce soit envisagé comme un geste puéril ou plus élaboré.
Ce mode de présentation iconique des selfies comme langage partagé d’images parlantes, ce ne peut pas être pour rien tout de même ? A travers l’échelle singulière de ces égo-visions, ou vues inversées, que représentent les selfies, s’affiche publiquement l’image d’une résistance individuelle nécessaire, donc une subversion optique certaine, capable d’inverser les images d’amnésie collective.
Le selfie est un clin d’œil de connivence avec le monde entier au risque de perdre tout sens dans la masse. « Je suis là ! » « J’ai fait ça ! » « Je vais là-bas ! » « J’ai vu ça ! »
Individu et partage
Dans cette construction empilée sur des images contagieuses, pas de projet sans vision collective, voir à l’échelle individuelle ne suffit pas malgré la beauté, l’amusement ou le plaisir que cela peut me procurer. L’image connectée m’invite à tous les partages justement. Je sais aussi que toute valeur partagée est une valeur commune par contamination.
Or, paradoxalement, je remarque aussi que plus une société est connectée, plus l’individu est isolé. Le lien de la communication serait-il aussi une illusion ?
Le selfie peut apparaître comme une image subversive et contradictoire dans ce règne de la séparation connectée. Cet égoportrait peut d’abord s’afficher comme une affirmation de mon individualisme dans une société connectée. Mais il crée aussi un renversement de sa focale et de son image, qui place le point de fuite derrière moi et qui m’inclut alors comme sujet dans le monde. Finalement le selfie me sépare, mais dès lors qu’il est partagé, il me met en valeur. Valeur commune et partagée avec les autres, je me sens inséré dans le monde, avec les autres, dont je suis pourtant inévitablement séparé.
Le principe du selfie participe à tous les champs de médiatisation. Les touristes font des selfies au bout d’une canne inversée, les sportifs, les artistes, les personnalités politiques, tous font de même sur les réseaux sociaux. Dans cette pratique d’une image inversant les centres, chacun trouve la possibilité de conjuguer deux symboles dans l’image : insérer de l’être et de la reconnaissance dans l’image institutionnelle.
Mon image cherche donc à inverser ma réalité séparée pour réinventer la valeur sociale de mon être avec le réel. Par l’image, je tente donc de me créer une place par renversement de l’icône.
A travers ces petites images transgressives, je vis dans l’attente permanente et personnelle d’un futur plus ou moins proche. Ce futur indéterminé porte toutes mes attentes, lesquelles sont mises en réseau par l’édition numérique de ses icônes inversées.
Les transports vont de plus en plus vite et sont de plus en plus disponibles. Je peux aller partout, physiquement et virtuellement, n’importe quand et très vite. Oui, mais pour aller où ?
Vitesse et espace
Ces déplacements comprennent aussi mes transactions et mes transferts d’images. Les images suivent cette course à la vitesse des distances spatiales connectées par fibre optique. Les images circulent comme des messages ultrasoniques à une vitesse vertigineuse. La vitesse et la dématérialisation des images participe à une détérioration des espaces réels. L’espace urbain n’est plus réel, seulement tel qu’il existe médiatiquement, car il est enveloppé d’une seconde peau, c’est-à-dire enveloppé de son image augmentée.
Tous mes choix et mes actes ont lieu entre deux mondes, assistés par les images du réel augmenté. Il y a de la détérioration et de la déterritorialisation dans l’image. En effet, l’image est l’apparition d’un espace autre, de sorte que le réel est détérioré. De plus elle extrait le réel de son contexte et de ce fait elle crée une forme de déterritorialisation. De même, comme un miroir, l’image peut engendrer des formes utopiques et hétérotopiques. Elle peut tantôt être un espace imaginaire sans lieu réel, tantôt être un espace concret hors de tous les lieux. L’utopie est un emplacement sans lieu réel, c’est-à-dire un réel inversé en irréalité. L’hétérotopie est un lieu bien réel ayant valeur de contre-emplacement, c’est-à-dire une représentation en marge. Il y a de cela dans l’image, car elle altère et déplace à la fois le réel, produisant un espace d’illusion et de perfection.
Les interactions des propositions visuelles de l’espace avec moi sont aussi sujettes à la vitesse de leurs flux.
Quand le flux des images finit par occuper tout l’espace disponible de la réalité, il finit aussi par occuper celui de mon cerveau. Cette interaction connectée influence inévitablement ma plasticité mentale. Je ne sais plus toujours ce que j’attends. Parfois je ne sais plus très bien de quoi il retourne : ni la chose, ni la raison, ni le but. Livrée à une habitude d’usage et de comportement, l’image peut ne plus être qu’une pure attente d’un réel indicible, pour voir encore un peu avant la dernière fois.
J’en suis encore une fois flottant.
Devant la quantité générée par les flux, je n’ai plus de temps pour « zapper », comme je pouvais le faire avec la télécommande du poste de télévision. La quantité est immense bien sûr, mais c’est surtout la possibilité d’un autre choix qui me rend si flottant. L’algorithme génère, suggère et choisit mes flux pour moi. Mon attente a lieu sous influence de mes perturbations cognitives et décisionnelles. Si je perds la main sur l’opérationnel, l’image restreint mon champ visuel et me sature de vitesses, donc d’injonctions.
J’attends d’aller là-bas par le prochain transfert à grande vitesse, comme j’attends frénétiquement la dernière notification, la dernière information, la dernière vidéo, la dernière image.
Oui mais pourquoi ? Pour obtenir quoi ?
Esthétiquement, face de cire ou photographie, la dernière image c’est aussi le dernier portrait d’un défunt.
Au-delà de son caractère anecdotique, une dernière nouveauté pouvant me distraire dans cette attente interminable, la dernière image contient donc le poids tragique de toutes les images combattant la mort. Tant qu’il y a des images, il y a de la vie. Tant qu’il y a de la vie, il y a les images d’un passé à suivre. Tant qu’il y a des images, il y a une perpétuation face au vide et à la disparition. La vitesse et la quantité des flux d’images sont entraînés à proliférer pour accomplir un des fondements même de l’image : lutter contre la disparition en amplifiant les échos instantanés d’espace.
L’image est une disparition inversée.
Incantation et éternité
« L’art est un anti destin », comme disait André Malraux. « L’art est la présence dans la vie de ce qui devrait appartenir à la mort ; le musée est le seul lieu du monde qui échappe à la mort. » Je sais bien que je suis là pour mourir. Avec l’art justement, je peux prendre rendez-vous avec l’éternité. A travers l’art et les images je peux faire reculer le destin inévitable de la vie : repousser la mort en intercalant toujours une image avant la dernière fois. C’est fractal. Comme par magie, je peux faire signe contre la disparition, faire resurgir ce qui a disparu, emmener l’image jusqu’au dernier souffle, jusqu’à la dernière ligne droite. L’image est l’espace du musée du monde, en relecture indéfiniment intercalée dans la spirale des images.
Depuis son invention, la photographie a accompli techniquement un vieux rêve de l’image, c’est-à-dire arrêter le temps. Or, avec l’avènement de l’informatique et du numérique, cette machine à arrêter le temps s’est inversé en projection de futur, grâce à des modèles de calculs permettant des images prédictives. Déjà, j’avais remarqué une autre forme de mutation par inversion dans le flux lumineux entre l’invention du cinéma et celle de la télévision. Alors que le cinéma projetait son image par effet lumineux allant d’une pellicule translucide vers un écran opaque, la télévision proposait la technique inverse, à partir d’un écran lumineux m’immerger dans le halo d’une image, donc une lumière venant de l’image vers le spectateur.
L’image est une lumière incantatoire faisant figure sur moi et mon temps.
Pour Jacques Darriulat, « tout art mimétique est une psychagogie », c’est-à-dire que l’art est capable d’établir une évocation des âmes et des morts dans le but de les apaiser.
Chaque image a le pouvoir magique de retenir la vie, donc de me retenir.
La constance de ma tension vers ces attentes d’un futur mobile passe aujourd’hui par des images numériques en transit indéterminé : virtualités éphémères perpétuant finalement les vanités sous une autre forme iconographique. En effet, les réseaux mobiles des applications et du web se présentent comme une grande foire d’exposition, une grande foire aux vanités. Les artistes y collaborent abondamment.
Chaque image chasse aussitôt sa précédente. Chacune s’enchâsse alors dans une autre. Toute image ainsi pourchassée est une attente repoussée à une autre, effaçant instantanément un passé plus ou moins proche.
Frénésie et brouillage
Comme pour l’enfant, dont le cerveau en construction fabrique des milliers de connexions neurologiques par jour, qui ressent le travail complexe de recomposition de sa mémoire pour fixer ses acquis du monde, l’être impatient, toujours occupé à son attente d’y voir clair, peut en oublier tout ce par quoi il en est venu à ce temps-là, ou le mélanger ici en une vue polysémique. Comment démêler toutes ces images compilées frénétiquement ?
La vitalité décuplée des images envahit tout l’espace de tant de vues, que je ne peux discerner un sens précis. La vue se brouille. La vue se floute. L’espace aussi. D’un coup de pouce, chassant d’une image l’autre sur l’écran, la présence du sujet disparaît dans un futur permanent. Chaque image se déplace dans l’autre enchâssée, car constamment tournée vers l’avenir, elle n’est qu’attente même, en quantité saturée et superposée.
Toutes les images, par lesquelles l’espace et le temps se sont passé, ne peuvent réellement être vues ni documentées. L’image n’est plus ce lieu fixe de mémoire, qui permettait d’associer des vues correspondant à des lieux et inscrivant le passé d’avoir été là. Plus que composante d’une accumulation muséographique, l’image est l’hyper lieu en mouvement où tout s’éparpille en hypers liens virtuels. J’y cherche un futur ancrage du réel, ou encore les signifiants d’une recomposition possible des ruines.
L’image est une unité de dépassement à l’échelle de la galaxie. L’image est l’unité d’un nouveau langage, comme la ligne et le point sont des unités plastiques du dessin, comme le pixel et l’algorithme sont des unités numériques du réel augmenté.
Ma frénésie masque l’ennui face au rêve d’immortalité promis par la technologie et les illuminations transhumanistes.
Retour et imminence
Dans l’image je peux retrouver quelque chose dont l’apparition crée un retournement immédiat sur mon instant. Aussi intense qu’un trou noir où tout s’inverse irrémédiablement par les bords retournés, l’image est le site éternel annonçant l’attente d’un hasard divin, originel et reformaté à jamais.
Partagée par la plupart des religions, l’image participe en effet au retour d’un Messie qui nous a toujours été annoncé imminent. L’image achéiropoïète du Suaire de Véronique ou du Saint-Suaire est l’empreinte physique ou l’empreinte mortuaire du Messie, dont on attend le retour depuis cette image.
L’image est partie prenante de cette annonce d’une attente sacrée, apparue à l’instant même de sa disparition.
De par ses propriétés, instantanéité d’une vue, immédiateté d’une apparition, globalité d’un tout, l’image me procure cette sensation d’un futur imminent. Revenir à l’instant de l’image est une projection incertaine d’avenir. Étant ce qui a été, l’image est aussi ce qui est sur le point d’avoir lieu. Ce caractère imminent représente un état en suspension.
Suspendue à sa vue, mon attente suppose qu’une part du devenir contenu dans l’image ne relève donc bien que d’elle-même. Ce serait le caractère immanent de l’image, c’est-à-dire que le principe d’attente et de devenir réside en elle-même. L’image achéiropoïète génère justement elle-même son apparition en tant que révélation d’une disparition en attente. Plus généralement, l’image possède son caractère propre d’archive ouverte sur l’inversion possible du passé figuré en construction future.
C’est un dépassement du retour qui a lieu dans la projection et la croyance de l’image.
Dieu et l’ordinateur
Or, depuis l’invention de l’informatique, à la moitié du XXe siècle, l’image a changé de medium.
En tant que surface virtuelle, fichier numérique, donnée animée par des algorithmes, modélisation vectorielle, ou sujet connecté aux flux d’informations, l’image entretient un rapport privilégié avec un nouveau compagnon technique. L’ordinateur.
Ce mot apparu en français dans les années 1950, pour remplacer l’idée de grand calculateur comprise dans la traduction du terme anglais computer entretient finalement, en tant que canal des images, un lien direct avec la religion.
L’ordinateur, comme l’explique Jacques Perret dans une lettre à IBM le 16 avril 1955, renvoie au domaine de la mise en ordre mais aussi par son étymologie liturgique au sacrement supérieur de l’ordre. « Que diriez-vous d’ordinateur ? C’est un mot correctement formé (…) comme adjectif désignant Dieu qui met de l’ordre dans le monde. Un mot de ce genre a l’avantage de donner aisément un verbe, ordiner, un nom d’action ordination. L’inconvénient est qu’ordination désigne une cérémonie religieuse ; mais les deux champs de signification (religion et comptabilité) sont si éloignés (…) que l’inconvénient est peut-être mineur. »
Avec le recul possible aujourd’hui, il n’est pas certain que les deux champs lexicaux liés à ce terme soient si éloignés. Parmi ses usages, ses concepts et ses symboles l’image a une dimension mathématique, mystique et religieuse, justement comme un ordinateur. Cela pourrait même fonder sa légitimité à incarner la vérité. Son rapprochement physique avec le support de l’ordinateur et cette coïncidence sémantique renforce peut-être inconsciemment mon rapport et mes usages avec elle.
En fréquentant l’ordinateur, la photographie et l’humain ont perdu leur œil. La photographie computationnelle propose par exemple de nouvelles conceptions d’appareils, dont les objectifs à focales ont disparu au profit de systèmes de capteurs et de calculs. À partir du principe qu’il est possible de capter des données visuelles au lieu d’une véritable image optique, un logiciel peut reconstruire l’image à partir de données. Un groupe de Rambus Labs a ainsi développé des capteurs d’images sans optique. À la place du verre traditionnel, un réseau de lentilles microscopiques est placé sur le capteur. La lumière se propage lors de son passage à travers cette grille optique, créant ainsi des motifs complexes qui peuvent être reconstruits instantanément par un logiciel. Après l’évolution numérique, les recherches en photographie computationnelle accentuent logiquement le principe d’une vision par calculs.
Tournées vers l’exploration du passé, d’autres formes scientifiques ont développé des projets d’imagerie recourant à l’informatique, pour retrouver la vérité d’un passé perdu.
En archéologie, en architecture ou dans l’industrie, il peut s’avérer intéressant de produire des images capables de voir à travers la matière. Sur le même principe de rayonnement que la radiographie en médecine, les images obtenues par muographie permettent justement d’enregistrer et de révéler la densité ou les volumes internes d’un objet. À partir d’un flux de muons, particules très pénétrantes, la muographie permet de traverser la matérialité des corps et d’en refléter les vides et les pleins internes. Il est ainsi possible de scanner l’activité interne d’un volcan. Depuis 2016, la mission Scan Pyramids s’est par exemple fait connaître en révélant plusieurs cavités inconnues à l’intérieur de la pyramide Khéops.
Pour répondre à des questions d’anthropologie ou de médecine légiste, les méthodes de reconstitution faciale d’un visage à partir d’un crâne ont par exemple dépassé les techniques proches de la sculpture, basées sur des mesures des tissus mous par rapport à des repères osseux. En effet, depuis les recherches des allemands Kolmann et Buchly dès 1898, ou du russe Guerasimov avec sa méthode de Reconstitution du visage d’après un crâne publiée en 1955, des laboratoires comme FaciLe de Sorbonne Universités développent des modèles mathématiques de calculs. À partir d’une banque de données de crânes et de visages numériques en 3D, les chercheurs ont pu reconstituer un visage à l’aveugle avec une modélisation mathématique et informatisée.
La puissance de calcul de l’informatique permet donc aux images d’inverser le temps de ce qu’elles nous montrent, en créant des vues actuelles fiables sur des passés invisibles. Cette recherche d’objectivité et de fiabilité par le calcul est aussi l’enjeu de projections futuristes prometteuses, comme avec l’intelligence artificielle. L’idée de rendre possible un changement meilleur, d’échapper au hasard et à la mort engendre toutes les folies possibles.
Étymologiquement, le transhumanisme comporte l’idée de changement et de traversée. Ce dépassement s’entend dans le sens d’une augmentation des performances physiques et mentales de l’humain, pour envisager son bien et son éternité. Le numérique transhumaniste est en fait une conquête d’occupation du réel possible en affichant le règne des modèles de calculs. Cette recherche sans limite d’une colonisation de la vie englobe aussi les images. La philosophie transhumaniste consiste à coloniser la vie tout en faisant reculer la mort.
Alors que l’image peut l’exprimer symboliquement par sa poésie et sa plasticité, le progrès technique l’impose par ses méthodes de réalité augmentée en recouvrant et en découpant le réel. La technologie, dont l’image est un support privilégié, sert cette mission impérialiste pour dépasser Dieu, l’incertitude et le hasard. Les corps, les esprits et les paysages sont colonisés par des illusions de bonheur et d’immortalité. Envahi par le technologisme, le corps perd sa nature et devient un marché de plus. L’image comme objet manipulable avec les algorithmes de l’intelligence artificielle peut s’autogénérer, des robots globules rouges peuvent augmenter mes défenses naturelles. Autant de projets du transhumanisme qui inversent Dieu. Ce n’est plus Dieu qui créa l’homme à son image, c’est l’homme qui se crée à l’image de Dieu.
Les aspirations de ce technologisme sans limite au leurre du bonheur exercent des images de fascination et de répulsion à la fois. Il ne s’agit plus de rêve ni de fantasme, mais de leur accomplissement rentable pour inverser le temps, l’espace, le corps et le réel. C’est un projet de substitution du religieux et du mystère, pour le renverser en maîtrise, en domination et en prédictions réalisatrices.
Idéal et croyance
Que l’être humain soit à l’image de Dieu reste d’autant plus d’actualité que l’ordinateur nous façonne. Par ce support de l’ordinateur chacun peut s’interroger sur ses usages, ses besoins et ses attentes. L’image de Dieu, plastiquement possible ou non, est une cause mentale calculable des idées et des représentations.
Chacun est encombré de cette attente imminente d’un retour de l’amour, du paradis originel, de l’enfance, du passé ou de je ne sais quelle chose perdue encore, qu’il cherche à mesurer pour en révéler le mystère.
L’image est une recherche utopique en un espace autre, selon une durée suspendue entre l’instantanéité et l’éternité. Cette imminence d’un quelque chose tant attendu, oublié ou perdu, correspondant à l’objet d’une quête mystique, a également une forte valeur.
Plus de bonheur évidemment.
Mais cette attente représente également une part de ce capital : une forme efficace de bénéfice dont le socle repose sur l’illusion du bonheur comme sur l’illusion de la création.
Aussi séduisantes soient-elles, suis-je berné en croyant en ces icônes d’attente ?
Me faire attendre plus pour quelque chose ou même pour rien, pourrait correspondre à une recette économique permettant de produire des images rentables tout en affaiblissant la création d’imaginaires émancipateurs. Avec les images et les écrans, mobiliser mes capacités à créer ce retour d’un passé mieux et idéal ? Avec les images et les écrans, mobiliser mon cerveau en le divertissant à attendre cet illusoire devenir ?
Faire de cette attente mon passe-temps favori et ne plus faire de l’image que ce spectacle ? Pour rien ? Attendre et rien de plus ?
Je ne sais plus ce que j’attends. Attendre, sans plus savoir quoi, correspondrait-il à ma dépendance consentie aux images libérales ? Mon attente, vide suspendu aux images, serait-elle ma ruine assourdissante du capitalisme ?
Face à ces images rentables produites par les systèmes politiques et les industries culturelles, la magie optique m’offre une possibilité d’échapper à leur domination. Ma capacité de sur-vie réside justement dans mes actes de création et d’image. Créer propulse une forme de beauté subversive hors de tout cadre. Attendre rien revient donc plutôt à attendre tout, d’une destinée magique ou d’un hasard hors de toute injonction divine ou technologique, que je ne peux créer qu’avec l’image.
Car les images et l’art n’ont pas de prix.
Je peux donc encore croire aux illuminations magiques des images.
Mue et féérie
Quand Maurice Merleau-Ponty écrit en 1964, dans L’Œil et l’Esprit, que « toute l’affaire est de comprendre que nos yeux de chair sont déjà beaucoup plus que des récepteurs pour les lumières, les couleurs et les lignes : des computeurs du monde, qui ont le don du visible comme on dit que l’homme inspiré a le don des langues », il établit étonnamment déjà un lien entre les images et l’ordinateur, en joignant au plus près l’optique oculaire à l’Esprit.
Quand Cézanne disait justement que le peintre « pense en peinture », je comprends finalement comment l’image participe à la projection d’un futur : dessin, tableau ou photographie sont un instant pur où la magie optique inverse le monde, où tout devient imaginable.
L’image est l’instant de cette mue véritable.
La mue imaginale, dans le monde des coléoptères, est cette image d’un double, entre le dernier état d’une chrysalide et l’éclosion d’une naissance. L’image offre donc cette perspective d’une mutation, entre une apparence visuelle et ce que l’esprit en extraie comme sens vivant.
L’image vraie, c’est la mue imaginale.
Comme cette coquille vide en attente de déflagration, par ses bords l’image est une coupure évidemment. Sa fibre optique suit la courbe ondulée des fonds et des archives. Dans une couleur se matérialise la lumière. Chaque lumière imprime une action. L’acte théâtralise un regard. La vision se transforme en geste. Une ligne retient sa surface. Je me tiens sur cette ligne. Avec mes mains j’agite une pensée temporaire. Le futur se meut à l’envers du décor. Avec l’image existent des formes de transactions et de transformations plus ou moins réelles. Je suis entre-deux, entre songe et réel.
L’horizon est la frontière entre le monde et l’image. Horizon commun de lignes individualisées du monde, l’image est à la fois si proche et si lointaine. J’y suis captivé, frénétiquement en attente, dedans et corps étranger en même temps.
Partout, l’image me retient parce qu’elle a le pouvoir magique de me dépayser et de m’arracher au réel. En cela, elle a le pouvoir d’inverser mon sujet, mon temps et mon espace. Grâce à sa révolution, j’ai cet horizon devant, me propulsant hors des limites convenues du réel.
Inversion et renversement
Dans cette aventure, l’image me jette ce paysage étranger à la face. Je ne ferme pas l’œil. L’horizon peut obliquer.
Je ne regarde plus l’image en soi, mais je vois les projections du monde qui en débordent pour tisser le langage à venir. Je ne suis pas tout à fait dans le réel non plus, si je n’en ai aucune représentation m’y incluant. Alors je me tiens toujours entre réel et vision, agrippé à mon écran de contrôle, voilà la magie optique de mon sujet inversé.
L’image est cette chose inversée, fabriquant ma vision créative. C’est prometteur. A coups de fantaisies et d’enchantements, je suis chasseur d’images. Avec les filtres et les outils des logiciels de retouche d’images je retrouve toutes les fantaisies possibles, exécutables d’un coup de baguette magique et capables de transformer n’importe quel paysage en talisman chatoyant. Je me nourris de ce que les images constituent comme croyances et fééries porteuses d’avenir. Qui n’a pas bu leur lumière, leurs couleurs ou leurs lignes ? Liées à l’œil comme à la main, les images sont une protection. Elles honorent mes vœux comme des ex-votos. L’empreinte préhistorique d’une main témoigne de ce transfert incantatoire dans la pensée des premiers hommes. Comme cette main inversée sur une paroi, les images défient le temps et la mort. Comme les reliquaires, les images constituent mon chapelet de croyances et de vertèbres.
Inversant le sujet, la magie optique métamorphose mon corps en image mobile vraie. L’image est la fantasmagorie de mon ombre inversée. La vérité et la magie de l’image ne reflètent jamais que mon infinie recherche de beauté. En effet, rien n’est plus beau que le mouvement à venir d’une image. Ma quête de vérité cherche une justesse d’ajustement possible dans ce mouvement inconnu entre les signifiants de l’image et ceux du réel. Les miroitements d’images créent une foule de visages et d’esprits. Ça me délivre de toutes les inquiétudes des sens où la vérité manque : vide, perte, inconnu, disparition, croyance, liquidité, vertige, incertitude, immensité ou indicible. Happé par ce flot de vues mouvantes, me voilà sauvé par les esprits des images à ma rencontre, je peux faire confiance au hasard bleu et protecteur du ciel.
Même plus peur, je garde les yeux ouverts pour toujours.
Dans Le pèlerinage aux sources, Lanza del Vasto évoque ainsi cette protection qu’offrent les images :
Au fond de chaque chose un poisson nage.
Poisson de peur que tu ne sortes nu,
Je te jetterai mon manteau d’images.
Toutes les images recouvrent mon corps. Toute l’histoire est derrière l’image. La beauté renversante est cachée devant. Je suis toujours en retard d’une image.
Car, avec l’ordinateur, l’image se fabrique toute seule aujourd’hui et m’entraîne à sa suite. Elle a acquis son pouvoir auto-générateur. Elle peut même forcer ma vision à son rêve. L’image est ainsi toujours vraie, car elle est maintenant capable de s’inventer d’elle-même. En se créant à partir de ce qu’elle a appris, l’image ne ressemble plus seulement au réel, elle le dépasse littéralement.
Le réel n’est pas seulement un espace auquel les images et moi-même sommes soumis, je le vois inversement, comme s’inventant. L’image est ce geste de renversement optique qui me fait être. Comme dans ce tableau de René Magritte, La reproduction interdite (1937), l’image inverse le monde pour me permettre d’être moi-même plus réel, par-dessus. En 1969, à partir du tableau de Louis-Ferdinand von Rayski, Wermsdorfer wald (1859), Georges Baselitz initie ce retournement de la peinture, tête en bas. Par son geste esthétique, qui deviendra le signe de sa peinture, de son regard et de son identité, c ’est tout le monde qu’il bouscule : cul par-dessus tête. Depuis, les machines ont relayé le rêve des images, d’inverser le monde par leur pouvoir générateur.
C’est alors l’inverse possible. Le réel peut ressembler à l’image et s’inventer une réalité augmentée. L’image est un miroir inversé, projetant plutôt que reflétant. Car l’image peut recomposer le monde à partir des abstractions fragmentées qu’elle en a tirées comme données, à l’instar des recherches en intelligence artificielle, pour renverser sa vue dans des paradis artificiels. L’image réinvente alors l’espace tel que lui-même, documentant abondamment le réel en un monde inversé par son ombre fantaisiste et sa légende amplifiée.
L’image, en pouvant devenir de plus en plus irréelle, voire totalement dématérialisée, virtuelle ou autogénérée, peut alors entraîner le monde aussi à imiter cela : le réel inversé en irréalité.
Si je ne tombe pas dans le piège de la coquille vide (où tout ne serait plus que l’image sensationnelle d’un spectacle et où rien n’aurait plus de sens que sa démonstration technologiste), ça peut même être beau.
Notes de travail, à la recherche d’une mythographie des îles inversées, 2017 2018