On ne sait pas quoi voir exactement, ni comment voir vraiment. On ne voit rien parce qu’on veut s’y retrouver à tout prix. Je ne veux pas passer à côté de cet indicible voir pourtant visible. Il se passe quelque chose de plus qu’une vue dans l’image. Il y a quelque chose à atteindre dans l’image. Plus qu’une vue il y a une vision dont je ne voudrais pas être aveugle, ni muet. Souvent on ne voit rien parce qu’on ne veut pas savoir ce qu’il y a au fond des images, derrière leur apparence première. Cela demande tous les efforts de langage d’une vie. Tout se tient à l’image, apparemment ordonné selon des règles connues comme celles de la perspective. Mais autre chose se produit, autrement, selon un capharnaüm d’interactions signifiantes entre des marques. Plus ou moins visible. Chaque grain présent est partie prenante de l’image, constituant faits et signes d’un tout. On peut feindre de pratiquer superficiellement son cadre, mais on sait bien qu’exister est exigeant. On ne peut donc pas ne rien voir ni ne rien dire, sinon il nous faudrait renoncer au changement et aux connaissances constituant l’allant de notre horizon.
L’image est le lieu d’un drame, dont l’accessibilité est source d’une souffrance et d’un plaisir à la fois. On voit bien et on ne voit rien. Entre le bien voir et le rien voir il y a l’hypothèse d’une frange impalpable ouverte sur la Beauté. Le myope plisse des yeux pour mieux voir à l’orée de cet œil mi-clos. Verlaine rapporte dans ses Mémoires comment les choses du monde se kaléïdoscopaient à travers ses cils se rapprochant.
A la surface de l’image résident tous les signes qui habitent nos réalités. Dans cette infime épaisseur du support, l’épaisseur du réel se condense entière en un film d’ombres et de lumières. Cette concentration de signes formant une image ressemblante perturbe intensément l’ordre établi du monde, alors qu’elle en constitue d’abord un double saisissant. Une empreinte si dense rend la réplique du réel possible dans l’image. Bien que sans relief, nous sommes saisis de son contact. Nos plissements se recoupent. Un mystère y réside. L’exploit tient à l’épaisseur des images et évoque dans mon imaginaire ce rapprochement avec les vignettes décalcomanies de mon enfance, que l’on humectait pour les transférer sur notre peau. Une incarnation passant par la vue s’imprime sur une pellicule charnelle. Aujourd’hui les procédés numériques nous teintent en permanence du halo des images. Les visages sont voilés des images et des écrans bleutés.
L’espace de l’image m’impressionne. Cela n’a pas tant à voir avec la surface étendue de son format, qui pourrait correspondre à mon champ panoramique. C’est plutôt la minceur profonde de son épaisseur qui me touche. L’image met en lumière la création d’un espace si troublant qu’il nous ressemble. Si proliférant qu’il nous recouvre. Si vrai qu’il nous ment. Si concentré qu’il nous emporte. Si prenant qu’il nous remplace. Si beau qu’il nous attire. L’image nous immerge, de telle sorte que nous passons à travers elle pour reconstituer l’absence de profondeur tangible. Conséquence de la transparence des matières et de la traversée du miroir, l’image est absorbante. Mince espace de séparation entre réel et imaginaire, l’interstice de l’image propose un espace de répit et de transition capable d’établir une continuité ou une fusion par un entre-deux idéal.
Dans la série de photographies intitulées Interstice, j’ai cherché à réaliser une exploration de cet espace jouant de ma perception et de mon imaginaire. Rampant entre le ras de terre, la surface d’un horizon retenu à un fil et le dessous d’une flottaison illimitée, me faufilant à quatre pattes entre les strates et les étages des choses, l’objectif de mon appareil de vue correspond à la posture de quelqu’un qui aurait perdu quelque chose. Les clefs sont peut-être tombées sous la commode. A la recherche d’une image perdue de vue. Ce que je ne vois pas pourrait bien se trouver sous les meubles, derrière les apparences flagrantes. Mais il n’y a rien à voir sous les meubles, que l’étendue d’une culture de particules poussiéreuses et de grains hasardeux, échappée-belle délimitée par le champ restreint de lignes de fuite ténues. Aucun sens ne peut se limiter aux faits. Loin des images tape à l’œil les interstices sont des lieux sans intérêt, dont l’image présente les dessous de l’histoire banale d’un paysage domestique. Un peu comme dans une station de tourisme de masse hors saison. Désertée. Apparemment il n’y a rien de sensationnel entre les repères standards encore perceptibles qui retiennent d’habitude notre goût pour les choses. L’interstice est vidé du réel immédiat habituellement saturé de signes et d’informations. Ne serait-ce pourtant pas le lieu de l’intimité cachée d’un quotidien de l’image ? Tout bouge et s’accumule sous le tapis, voilé par l’importance du paraître. L’image est ailleurs que dans l’image. En effet si je peux voir en relief, c’est bien parce que ma vision va mélanger les deux images produites par mon œil gauche et mon œil droit. L’effet de l’image est une recomposition de deux signaux, qui se trouve ailleurs qu’en chacun des simples yeux. L’œil ne se limite donc pas à son système optique et entraîne l’image au-delà, dans une combinaison interstitielle des signes.
L’image photographique a toujours produit une confusion de temps, de sujet et d’espace. Il y a donc un espace et un temps de l’image qui se trouvent ailleurs, dans ses constituants plastiques, dans sa structure, dans son processus ou dans son style. Mais l’image est aussi opératoire : elle produit l’image. Elle est une quête répétitive de son propre reflet. Elle produit sa présence en un espace aussi vaste et insondable que l’œil comme orifice optique. Ce n’est donc pas tant l’image du monde présentée qui importe, mais à travers cela de donner à voir la propre présence de l’image. Saisir cette présence c’est bien sûr la capturer, la fixer, la développer et la dépasser en cherchant à comprendre son fondement et son lieu.
A la recherche d’une essence de l’image, mon premier élan reproduit certainement inconsciemment une mythologie du chasseur d’images en mimant une posture de légende : celle d’un reporter couché à plat ventre, en vue d’une cible sur la ligne de front. Couché à terre, je vois la ligne de mire de l’horizon se rapprocher. L’hypothèse s’est imposée d’une présence sous les choses, puisque l’image semble être sous l’image. Je revisite. Ma visée projette le choix d’une meilleure place accordée à l’espace des recoins pour tester leur image. Ce qui est sous le tapis n’appartient plus à un lieu d’entresol sans qualité, mais à une nouvelle zone d’expédition, dont le sens apparemment vide est à défricher. L’expérience des failles interstitielles du réel crée une réécriture de l’espace et répond à une nécessité de recomposition des fragments.
Je cherche à voir autrement pour trouver le nœud de l’image. C’est peut-être là que se focalise la vision, à partir d’une posture, accéder à un espace intermédiaire.
Accorder tout le champ de l’œil à cet espace d’entre-deux le rend espace en soi. L’image n’a pas de dessin ni de forme autre que ce trou béant. L’objectif de l’appareil s’immisce dans cet interstice, s’y glisse, y prend la place à pleine vue. L’optique devient l’échelle un d’un lieu délaissé et l’image change de regard, par rapport à son point de vue habituel dans la réalité. Tout se transforme donc, exactement comme si d’une carte Michelin photographiée on pouvait faire coïncider les tracés rouges ou jaunes des routes nationales et départementales avec leur asphalte réelle. L’espace de l’image ne réside pas seulement dans la coïncidence entre une représentation et un réel, mais dans l’échange et la superposition des couches virtuelles comme réelles des choses.
En réalité mettre mes yeux à quatre pattes sous les meubles est une affaire bien ridicule, par laquelle je cherchais en vérité à révéler une zone d’ombre des images. Les interstices de mes explorations grotesques sont une figure de style. La métaphore d’un espace interstitiel et interfacé de l’image, que ma pensée avait inconsciemment comparé à cet infra-mince abandonné sous les meubles. Sublime et ridicule est l’image.
Je ne sais pas bien exprimer comment je vois, ni comment je vis les images, qu’elles soient pensées, dessinées, peintes, photographiées, modélisées, animées, ou dématérialisées. Ne trouvant les mots exacts à un tel ressenti, cet insondable du dessous résonnait sous les meubles pour me donner le sens infime de l’image. Un matériau infra conducteur. Au royaume des pigments, des grains ou des pixels, une surface organique s’active. Autre chose se présente à l’image que ses signes iconiques, quelque chose de l’ordre de la bactérie. En sondant les dessous de l’espace visible, des interstices anodins constituent une sorte de spéléologie sémiotique des couches vagues.
C’est ainsi que je me mis à parler du flux des choses entre les images, comme existe le mouvement des grains déposés dans les interstices entre les meubles. En ouvrant la brèche des espaces concrets d’un coup d’œil, l’image s’ouvre par-delà son écran. Dans l’image ouverte il y a du liquide et du débit.
Le flux continu des réseaux électroniques rend les images proliférantes comme des étendues de nénuphars à la surface d’un étang. D’un déclic optique je peux par exemple vider l’eau du lac ailleurs, car chaque image est une remise à zéro hors de toute figure connue. Avec les calculs, les algorithmes et les processus d’images numériques la localisation de l’image se rapproche de mon espace psychique. L’interstice de l’image est son ouverture imaginaire, une psycho géographie, dont l’épaisseur infra-mince inclut mon corps bien que je ne sois jamais allé sous les meubles.
Entre les choses se promène mon œil photographique pour faire surgir l’intervalle impalpable, inintéressant ou invisible : le vide, l’air, le grain, l’espace atmosphérique, les ouvertures entrebâillées sur les dimensions intouchables. Ces tentatives de traverser les portes des mondes, en circulant entre des objets tangibles, m’offrent la possibilité d’une image vraie en tant qu’interstice. C’est-à-dire un espace de lumière, révélant des frontières immatérielles, se poursuivant au-delà des limites concrètes des choses et des formes.
Les images photographiques ne sont pas des calques du réel, mais les moyens interstitiels de flotter dans l’ombre et la lumière, toutes deux me faisant respirer l’autre rive de l’image.
L’image est cet interstice intangible qui m’entraîne et me fait penser par magie à cet autre lieu plus vrai que le monde.
Notes de travail, série de photographies numériques interstices, dimensions variables, depuis 2006.