Dans La Chambre Claire, Roland Barthes est à la recherche d’une présence perdue, à travers une image. Une image qui puisse la lui faire retrouver et reconnaître toute entière, sa mère.
C’est ce travail douloureux qui le fait se débattre au milieu des images, dont chacune ne lui restitue que des bribes de vérité. Quand il se trouve devant la Photographie du Jardin d’Hiver, il peut observer une petite fille posant avec son frère, dans la serre de la maison. Il peut enfin y retrouver sa mère. Il en retrouve le visage, et tout de la posture familière du corps, dans la pose photographique d’une petite fille qu’il n’a pourtant jamais connue ailleurs que dans cette image.
Faisant référence à Jean-Luc Godard, je dirais que Roland Barthes explique ne pas chercher « juste une image », mais « une image juste », une image de justesse.
La vérité
Où est l’image vraie ? Cette recherche dans les albums de photographies familiales d’une image perdue, parce qu’il vient de perdre sa mère, lui donnera avec la Photographie du Jardin d’Hiver, la satisfaction d’un « sentiment aussi sûr que le souvenir ».
« L’obscur photographe de Chennevrières-sur-Marne avait été le médiateur d’une vérité » qui lui rendait la « réalité vivante », et accomplissait pour lui, « la science impossible de l’être unique ». A travers cette image, il vit une révélation, un peu comme l’imago, dernier état de la mue, permet à l’insecte d’aboutir enfin à sa forme attendue. La présence de l’absence, que désigne la photographie, et qui le touche, lui rendit tout plus vivant.
En quoi donc certaines images sont insignifiance, indifférence, et d’autres font basculer une vérité « telle qu’en elle-même » ? C’est qu’il existe une essence particulière, flottant dans l’image, une suspension de l’issue qui serait l’espace même de l’amour et du langage. Voilà ce fil que Roland Barthes va trouver par hasard dans la photographie, faisant le lien entre la peine de la perte de sa mère et sa recherche pour combler ce vide par le langage.
Cette image particulière, capable de décupler des sentiments plus haut que le souvenir, nous la connaissons tous, pour l’avoir croisée dans l’album du passé et des histoires intimes. Si cette image lui parle tant, Roland Barthes a pourtant conscience qu’elle n’est qu’une image quelconque, pour nous qui n’avons jamais connu l’amour de sa mère. C’est justement en faisant parler cette image dans La Chambre Claire, qu’il la fait devenir autre. Pour nous, sans la voir, sa traduction verbale la fait alors tendre à l’universel.
L’aventure
Évidemment, ce qu’il voit là, dans l’image, s’est trouvé là, dans la réalité, entre lui et l’infini dans le temps.
Cette qualité, du référent photographique et objectif, peut dépasser la forme d’une quelconque vérité de l’image, pour prendre l’allure de l’intense expérience intérieure d’une pose vivante. Qui n’a pas été ému devant une image ?
Roland Barthes s’est retrouvé propulsé par la Photographie du Jardin d’Hiver, entre lui, ici, aujourd’hui, et elle, là-bas, hier. Entre cet en deçà et cet au-delà, que lui présente cette expérience visuelle de l’image, il retrouve l’intensité de l’étendue d’une vie réelle et l’infini d’une vérité vécue.
« J’avais confondu vérité et réalité dans une émotion unique, en quoi je plaçais désormais la nature -le génie- de la Photographie, puisque aucun portrait peint, à supposer qu’il me parût « vrai », ne pouvait m’imposer que son référent eût réellement existé. »
La pose photographique c’est aussi la pose du sujet regardant l’image, ce qui donne à la phénoménologie de l’image un double regard, un double langage, une double intention.
Le punctum
L’image peut avoir quelque chose à nous dire, qui serait différent, que je sois le cadreur ou le spectateur. Ainsi, la Photographie du Jardin d’Hiver n’a pas été faite avec la même intention que celle qui portera le regard de Roland Barthes sur elle, dans La Chambre Claire. Cette découverte d’une aventure entre l’être et l’image montre qu’une image peut nous advenir et nous animer. C’est ainsi que Roland Barthes définit cette aventure comme le télescopage entre deux entités à l’image : le studium et le punctum.
« C’est par le studium que je m’intéresse à beaucoup de photographies, soit que je les reçoive comme des témoignages, soit que je les goûte comme de bons tableaux historiques : car c’est culturellement que je participe aux figures, aux mines, aux gestes, aux décors, aux actions. » Le studium renvoie donc à l’information correspondant au centre d’intérêt culturel présenté dans l’image.
Tandis que l’on va chercher le studium dans l’image par notre conscience, on ne va pas chercher le punctum. « C’est lui qui part de la scène, comme une flèche, et vient me percer. (…) Ce second élément qui vient déranger le studium, je l’appellerai donc punctum ; car punctum, c’est aussi : piqûre, petit trou, petite tache, petite coupure -et aussi coup de dés. Le punctum d’une photo, c’est ce hasard qui, en elle, me point. »
Ainsi, pour Roland Barthes, tant qu’une image n’est pas traversée par ce détail signifiant, il ne se sent pas autant animé par ce qui lui y fait signe. Il n’est donc bien question que de sens dans l’image. En cela, elle est le théâtre sensationnel de tous les langages à l’œuvre dans le réel.
Le partage
Rendre hommage aujourd’hui à Roland Barthes est l’occasion d’exprimer ma recherche d’un sens perdu. Les paysages de crises économiques, dont les informations nous nourrissent d’images moroses, de scandales optiques ou de divertissements visuels, sont des images faussées. Leur vérité tient plutôt à une réelle crise du sens et des symboles.
Nos systèmes de communication favorisent la transmission de l’information par l’image, car les supports technologiques sont d’abord des modes d’affichages liés à l’écran et à l’icône. Il me semble nécessaire de prolonger et de diffuser une pensée, permettant d’aborder les images, afin de partager ensemble une réflexion sur leur sens et leurs usages. Les événements d’actualité, qui ont affecté l’opinion publique, par les conséquences des caricatures de Charlie Hebdo, ou par l’impact politique de l’image de la mort du petit Aylan, montrent l’incidence de l’image dans nos vies personnelles et sociales. Ainsi, le travail que je propose d’installer sur les halles de la place centrale de Cherbourg cherche à rendre visible le matériau de l’image et du langage, dans l’espace commun.
Où est l’image vraie ? Cette question est la recherche d’une vérité, de chacun, au quotidien, cherchant à se faire une idée juste sur le flux des images de la vie. Je pense que cette réflexion anime réellement les gens et les amène à vivre l’aventure de l’image. Aussi, quand j’entends quelqu’un dicter sa vérité sur une image, comme quoi les esprits seraient souvent trop limités pour comprendre, il me semble indispensable de délimiter un champ d’intervention artistique, qui permette la rencontre des idées, entre des mots et des images, avec des gens de passage dans l’espace de la cité.
Il ne faut pas oublier cette leçon que l’image ne peut pas être absolument comprise, et qu’en en dictant un sens autoritaire, on limite notre champ visuel des possibles. Parce que la technologie offre un potentiel démesuré d’auteurs, l’image est plus que jamais naturellement ouverte au doute. Heureusement ! Aux doutes et aux sens.
Le lieu
Roland Barthes est né à Cherbourg par hasard. Même si cela semble anecdotique, il me vaut de lui témoigner cet apport, c’est à dire d’ici exprimer nos idées et nos sens en mouvement comme forme de reconnaissance d’un ailleurs. Ce projet prend donc forme à la date anniversaire du centenaire de sa naissance, le 12 novembre 2015, à Cherbourg. Y sont présentées cent images au format carte postale, accompagnées de cent aphorismes sur l’image en guise de légende. Le travail se présente dans la ville en une ligne de bandeaux collés bout à bout sur les façades des anciennes halles de la place centrale, en en faisant le pourtour. Chaque bandeau est composé d’une formule textuelle commençant par une majuscule et dont le point final de la phrase est remplacé par une image photographique en noir et blanc. La longueur de chaque bandeau est déterminée par la longueur de la phrase, tout en étant limitée par un maximum de un mètre. A un bandeau succède un autre bandeau, avec un autre aphorisme et une autre carte postale, guidant le sens de notre promenade comme une lecture de l’espace. Chaque image est une vue stéréotypée, formant une collection et présentant la ville. D’ailleurs, Roland Barthes a aussi développé une analyse du signe et de l’imagerie des monuments ou de l’urbanisme, rendant au visible de la ville une recherche de lisibilité.
En double, une autre ligne se superpose au ruban des bandeaux, avec le texte de Serge Mauger en hommage à Roland Barthes, intitulé « Mémoire d’un non lieu ».
La patate
Dans chaque carte postale est mise en scène une pomme de terre, comme un élément perturbant notre vision « normale ». Tantôt cette patate nous saute aux yeux, tantôt elle se fond dans le décor. Alors que chaque aphorisme nous entraîne à penser à la portée des mots, sur l’idée ou l’usage des images, chaque pomme de terre vient interférer dans la petite histoire de l’image. Chaque image s’échappe de sa simple image.
La patate est tout un symbole ! D’une forme naturelle de survie, à la naissance d’une vie sous terre ou à une nourriture populaire, c’est l’image d’un partage accessible et autonome. C’est aussi un tubercule capable de suggérer des métamorphoses inquiétantes, anthropomorphiques ou érotiques. Car l’image est cette étrange étrangeté, qui coïncide si bien avec le réel et nos projections.
La fécule de pomme de terre a également bien joué son rôle fondateur : présentée dès 1904 à l’académie des sciences, comme l’élément chimique intervenant dans le procédé de l’autochrome, elle permit le succès d’une révélation des choses en couleur. Les premières photographies en couleur sont donc nées avant Roland Barthes, alors que lui-même avait sa préférence pour le noir et blanc.
Enfin, j’ai surtout choisi de rendre hommage à Roland Barthes, en proposant à la patate de jouer le rôle signifiant du punctum, c’est à dire ce qui est présenté dans La Chambre Claire comme cet élément signifiant de l’image qui vient me traverser et m’animer pour faire sens.
Le transformator
L’image fait d’abord sens au corps. En effet, qu’attendons-nous de nos données imagées et partagées ? Sous la forme d’un vieil album de famille, d’un réseau numérique sur Facebook, de selfies, puis de snapchats éphémères, il y a l’espoir qu’un détail signifiant ne vienne percer les écrans, comme la preuve d’un réel possible, lié à mes attentes intimes.
La vision individualiste et narcissique de ces « égoportraits » contemporains -comme on les appelle- me paraît plus correspondre à une émission revendicative du désir d’un « je », en image parlante. Le monde des supports de communication en développement et des échanges visuels devenus numériques est un espace de mouvement et de créativité des langages, dont la fonction poétique correspond à nos nécessités politiques d’appropriations personnelles. Agissant en réseau, pour faire signe des vérités « telles qu’en elles-mêmes », l’image fait la paix avec la défaillance démocratique. Car chaque image est la visualisation du risque de son exposition, à un pur laisser parler à son sujet.
Cette forme de conscience collective d’un espace modifié me fait penser que chaque geste, derrière un écran ou une image, rend un hommage inconscient à la recherche de sens de Roland Barthes.
La mue imaginale, dans le monde des coléoptères, est cette image d’un double, entre le dernier état d’une chrysalide et l’éclosion d’une naissance. L’image offre donc cette perspective d’une mutation, entre une apparence visuelle et ce que l’esprit en extraie comme sens vivant.
L’image vraie, c’est la mue imaginale.
12 novembre 2015, extrait de Où est l’image vraie?, hommage à Roland Barthes, Cherbourg 2015.