Je passe ici à côté de mon sujet

Je passe, ici, à côté de mon sujet.
Je m’entends.
Je n’en néglige aucun. Pas à pas. Dans tous les sens. Ici.

Ici, à l’enseigne des monstres, privé de science, leurs poisons, et leurs
potions. Des paumes à l’appui sur le verre trempé. Seulement le chiffre
de leur présence, autrefois. Je ne m’efface pas.
J’effleure ces empreintes de doigts, de fronts, ces blindes en dérive, et
leur écriture, à la surface de ce mur extralucide. Son emploi, avec le
commérage de ses déclinaisons, en souvenir.
On vit. On dévie à nouveau. On végète.
C’est affaire de dose. Affaire de preuve.

Je reprends souffle, écho. Un peu d’élan. Bille en tête. Un reflet me
cogne, résonne. Ça ne compte pas. Encore un essai, longtemps.
Toujours aucune réponse. J’abrège et ressasse toutes ces traces en
braille. Contre la feuille de verre, le convoi de la ville, ses épures.
Je ne m’efface pas de mon objet. Je garde seulement, hors des
souterrains, cette petite bière, des mouvements de mots. Je me fais un
devoir de ne pas figer ma vindicte, et leurs motions. Je crois que je les
porte, encore, au creux de la bouche et de cette vitrine, cousues. Des
dictions, mâchoires bien serrées.
Nous nous entretenons d’une veille commune. Presque transparents.

Je conserve mon ombre et la foule au tableau. Pareil à mon objet, sans
propos, au secret, derrière les mirages de cette vitrine où j’ai lieu, en
particulier.
Comme en partage.

Je dis que je m’entends.
L’inventeur dispose de l’élocution. Pour mémoire, je serai son acteur, et
son pître.

On se serait bien attendu à un discours, à ce sujet. D’abord, pour user
les maximes de nos académies, à la lettre près. Imaginer des expériences,
et leurs motifs. Les détourner jusqu’à la corde. On aurait fait merveille,
et référence.
Mais, je brûle les étapes. J’aurais bien poussé le bouchon un peu plus
loin et forgé critères, axiomes, théorèmes, pour aventurer sur le champ
quelques pions d’outils : le vrai, le faux, le douteux, le vérifiable, le
falsifiable, et j’en passe. Construire avec autorité un domaine de
définition, déguiser sa violence, ses cavernes et ses murailles, couper vos
réponses comme vos silences, vous voir interdits enfin, avec hauteur.
Alors, il y aurait eu de la maîtrise, de l’admiration.

Lois, vertus, je n’ai peut-être pas ces ruses. Reste, allez savoir, l’émotion
dans sa tourbe. Sa lucidité métisse. Sa faiblesse. Toute.
Non, nous restons sciemment à parier, avec l’autre qui m’accompagne,
que j’accompagne, avec sa parole à lui, ses effigies à lui, nos figures, en
mouvement. Nous avançons. Nous boîtons.

Nous boîtons, l’aveugle, et le muet, avec nos cartons à nous, nos loques,
interloques, nos chiens. Je n’écoute rien. Sauf son silence. Nos paris.
Nous dormons chaussures aux pieds. Chaque lendemain, les mêmes
circuits de matins, de midis et de nuits, à la ficelle, de ville en ville, leurs
semelles au clou, avec nos sacs de plastique, nos caddies, tous ces bruits
galvanisés dans nos têtes, tous ces rôles, toutes ces peaux pour y mettre
notre peau. Il lit ces mots, en ce moment. Il sourit, sans doute. Vous
voyez ? On n’a pas peur. On ne les a pas volés, ces mots. Ils survivent,
quelque part en nous, je ne sais plus où. Ou je ne veux pas m’en
rappeler. Il faudrait bien y penser, à cela. Vous feriez bien d’y réfléchir à
deux fois. Vous pourriez bien, en tout cas. Hein ? À cela, ceci–cela.
Quoi ?

J’écoute.

Mal en point, par exemple, on dirait que je fais les voix, lui la vue. La
paume, en haillons sur l’épaule, ou dans la poche, comme en plein vent,
mains jamais tendues à la renverse. J’allais oublier, on dort pas en même
temps. Vaudrait mieux pas. Non, chacun son tour. Pour voir, entendre,
chacun son rôle. On sait jamais. Ça travaille. Ça veille. Hors de notre
théâtre de marionnettes. Des fois que. Des fois.
Nous avons bringuebalé jusqu’à ce seuil. Nous y passerons bien
quelques nuits. Après, de l’air. Nous balaierons derrière, nous
effacerons nos traces.
Oui, coûte que coûte, nous boîterons, nous viderons les lieux, pour être
un peu moins au monde.

Vous voyez le tableau ?
Aucune peau ? Rien. Je n’entends rien.

Allez, on remet ça.
Je parle ici pour ne rien dire. Ou en dire le moins.

Entre nous, et vous, ce premier plan, son humeur vitrée. Ne faites pas
mine. Vous l’avez bien vu. Vous l’avez bien vu, quand même ? Je suis
sûr. Vous venez tout juste de le consulter, du coin de l’oeil. Une mèche à
remonter, un bouton de col à vérifier, ces déambulations en coups de
vent, le long de la galerie et des cadres de la rue, des réconciliations
prématurées, une ou deux au moins, entre soi et son reflet. Non, ne
faites pas.

Donc, entre nous et vous, ce premier plan. Tout son vertige superficiel.
Mince, derrière sa vitre, on y passerait bien un rideau. Dans l’intervalle.
À la place de la main.

Un jour, je me résume, on entrevoit la présence d’un tel rideau qui pèse,
à peine retenu, sur la scène à faire, sur la scène à vivre. Après tout, ces
douleurs, toutes ces années, le jour venu, enfin, du retour, Ithaque s’était
bien cachée au regard d’Ulysse.

Tout d’une pièce, même sur la porte et son seuil, rideau. Un reste de
face à face, un trait, portrait, en absence, ou sommeil, à lui opposer, un
dernier instant, qui nous trouvera bien les yeux grands ouverts, qui
arrivera, à la fin, et saura bien nous mettre la main dessus, nous prendre.
Preuves à l’appui, nous mettre hors–sujet.

Vous voyez où je veux en venir ?
On pèse, ici, à notre tour, les menaces du rideau, du rideau sans lettre, en
souffrance, inimaginable, du rideau sans idée, façons de parler, sur la
table. On compte un à un ses plis, contre-plis, avec ruines et reliefs
parmi ses crêtes d’aveugle en lumière, ses abîmes d’ombre, puis de nuit,
noués en miniature. On divise trame et chaîne, cet envers de la toile, ses
lois, ses hématomes, on les froisse, enroués contre ce cocon sans visage,
et sa poussière en tessiture.

Tout revient un jour à y penser, au rideau, sans creuser l’affaire des
images à mains d’homme. Ou pas. À le laisser tout recouvrir, tout
effacer, à l’entendre, ce doigt maigre, frapper à notre carreau, traverser
notre parole, la fouiller de ses hantises sens dessus dessous, l’habiter de
ses recoins vides, sans haleine. Y laisser germer ses traces, comme une
maladie de babil, et ses antiquités. Tache, ressui de voile et faussaire,
couvertures en tas, linge de corps en cordons traversant de fenêtres en
fenêtres le vertige des rues, le voile de ces sueurs devant les yeux et ces
draps à tue-tête, et, et puis, ces bras nus tendus hors des blouses de
nylon, leurs battues derrière les volets à peine entrouverts, pour passer la
chaleur de la journée, là–bas, à Catane comme Ithaque, au bruit de ces
noms, poussant leur houle dans le recoin vide et ses travers, alors ça
galope, de loin, ça enfle, ça galope de plus en plus proche, au bruit de
ces noms, et soudain soudain suspendant le doigt à la navette et son fil,
seulement ces coups de sabots dans la cour, en bas, un seul
hennissement, et, et puis, dans la rue ces voix des enfants, à l’arrêt,
comme celles des mères derrière les volets, en silence, et ces pas courant
du trottoir vers l’entrée, ces pas en écho, quatre à quatre, dans l’escalier
jusqu’à cette porte close, essoufflée, au bruit de tout son nom, qui lui
sort par les yeux et traverse ses lèvres jusqu’à ce seuil, un pas, ce seuil qui
l’attend, son haleine hors le verrou. Toutes ces rues, tous ces bouts de
tissus, toutes ces voix blanches en reste, suspendus à la cadence des
fruits et leur sucre, en mémoire. Tous pliés, passés, tombés, là–bas, là–
bas.
On y mettrait bien le terme d’apocalypse.
On y mettrait bien aussi un terme, à la place.

Outre qu’absent, voilà que je vous fais l’article.
Pourtant, l’atelier est toujours dans le dos, jamais bien plus loin, calculé
sur l’horizon, son bric-à-brac, et ses stèles. Je me rappelle ces lieux
communs pour l’exemple. À Delft, vous savez, ce petit pan de mur
jaune. Ou, devant la jeune fille qui pose à la chambre noire, ce signe à
peine voilé, au plafond, tiré à gauche, pour seule mesure. Ou, encore, si
je ne m’abuse, à Londres et sa galerie nationale, la panne verte presque
entièrement refermée, par hasard au dos des ambassadeurs, l’air de rien.
Sauf un coin, enfoncé dans cette panne verte en haut de l’image ; tout
en haut et à gauche une nouvelle fois, avec sa croix, pour si peu en
grisaille, à peine tirée de sa profondeur, son arrière–monde en peu de
temps, presque insoupçonnable, après le bavardage du crâne.
Des prestidigitations, juste sous le nez, vaines, sans forme. Vous
pouvez pas les louper, leurs facéties en cul de sac, les errants. Mains
devant soi, oui, mains devant soi, contre les nuits et les nuits, en tête, qui
n’en finissent pas, en tête, symptômes, si je mens, bois, enfer, et
fantômes.

Je passe donc ici à côté de mon sujet.

Vous ne me voyez pas.
La ville opère.

Je tourne autour du pot.
Je ne fais que passer.
J’énumère.
J’entasse.

Il y a donc bien le trottoir, en descente, au devant de la route, et ses
voitures, ses petits camions. J’y porte presque la main. Ce qui m’en sert
encore.

Il y aura donc bien, peut-être, aujourd’hui, le goudron mis à nu par les
flaques de pluie. Voire le vent au soleil. Un début de saison, le temps
qu’il fait. J’en poursuivrai bien l’inventaire.

J’écoute vos formes frôler la vitre en esprit. Passer du coq à l’âne.
Claquements de vos chaussures, en mission. Courses, écoles, affaires.
Pas de sommation. Planches à roulettes, planches à billets, indifférentes,
à peine audibles.
Regardez-vous votre ombre s’allonger devant vous ? Ou derrière, à la
traîne, découpée par votre épaule ?
Baissez–vous les yeux, l’averse en cadence frappant un bout de visage, à
la tombée de la capuche ?
Quelle heure est-il ? Quel temps fait-il ? S’il vous plaît. Quand
arrêterez-vous, ma parole ? Quand ? Et où ?

Je vais voir ailleurs, si j’y suis.
Façon de parler. À côté de vous,
vos mains en écho, pour donner de la voix, ou distraire les reflets de
votre regard.
L’abîmer. Contre le verre. Tout contre son célibat.

L’espace d’un temps, j’écoute à nouveau vos semelles, je considère vos
démarches, je les imagine réduites aux lignes du front, du nez, de la
bouche, du menton, jusqu’à l’amorce du cou. Le reste ? Je ne m’en
souviens pas. Ou alors c’est que j’ai envie de changer. De changer de
conversation. Ça ne me touche plus. La vitre est là. Pour ça.
De profil.
Ce qui n’est pas le moindre mot.
Sa fugue, à bâtons rompus. Un autre motif.

Caché sous les échos, comme leurs reflets, j’en suis venu ainsi, au
tournant, à ce mur d’invisibilité transparente.

Je suis là et ailleurs, en même temps. C’est mon commerce public, ma
liquidation.
Vous ne me voyez pas vous
tourner le dos.
Ça ne me dit pas grand chose.

Nos couvertures sont là, en boîtes, en tas, aux pieds nus des murs, ou
couverts d’affiches, fouillées en profondeur. Nos chiffes molles, et leurs
coups de sondes, drues.
Je les passerais bien en revue, sur la vitre, avec leurs déchirures. La
chronologie de vos pas n’y verrait que du feu.

C’est dans ces parages que vagabonde un autre regard, sans abri,
c’est par là que s’amenuise sa main–
d’oeuvre. Je les cherche encore.
Toutes vos heures mises à part,
nous les cherchons encore. Avec minutie.
Sous nos tas de chiffons. Nous sommes venus, au tournant, vouer nos
reconnaissances à la vitre.
Dans ce balancement, cette hésitation.
Cette fixité nomade.

Je ne m’installe pas.
Je n’installe rien.
Nous arrivons au tournant
Un mouvement de fantôme, invisible. Mais un mouvement si rapide,
sans repos, qu’il peut toujours chercher à se figer ici, sur le pli de ces
ombres, en miroir, au tableau.

Je m’en vais. En compagnie. Ce n’est pas très difficile.
Je l’ai bien cherché.

Oui, vous passez ici à côté de votre sujet.
Il ne fait pas un geste.
Pas un pli.

Vous ne voyez pas,
ça vous regarde.


Samedi 10 Mars 2012. Olivier Prévost

Texte édité en un exemplaire, diptyque, impression numérique en deux panneaux de 50x230cm à l’occasion de l’exposition “survie”, Atelier 66, Sarcelles-Village, avril 2012. Tous droits réservés © Olivier Prévost