L’image est ce qu’elle n’est pas en réalité, mais ce que nous pensons qu’elle est, au moment où nous lui donnons corps et là où son action opère le changement. Le monde réel se change alors en simple image et les simples images deviennent des êtres réels. Les images s’étendent. Leur étendue se peuple. En tout lieu du monde réel et en tout temps de chaque être, la conjugaison nécessaire à ce rapport d’existence passe toujours par les interfaces de l’image. Peuple d’écrans perméables et îlots de solitude.
L’image est ce corps d’occupation de l’espace, dont la peau est investie de rapports de pouvoir et de domination avec le réel. Inscrite par une forme, dans un fond, avec un mouvement, le long d’une histoire, elle est surtout une ambiguïté en vérité. Il y a à l’image et dans l’image un phénomène de personnification spatiale et son doute. Ce jeu d’incarnation est un double jeu de construction du réel sur l’image et de l’image sur le réel, qui cherche à nous étirer la vue. L’image offre sa peau perméable à toutes les osmoses et à toutes les espérances d’un monde qui s’y laisse volontiers liquéfier.
L’image est du genre transformiste, donnant forme réelle par travestissement oculaire ordinaire du monde. Sans bon corps ni bon genre particulier, l’image est cette hypothèse de pensée et de regard, conjugués et émancipateurs, permettant de bricoler un nouveau jour. La mise en image du réel modifie les codes des apparences et brouille les repères des choses, des êtres ou des espaces. En empruntant le réel, l’image en risque un ré-usage iconique qui le modifie. Le réel est l’espace d’un collage optique même.
Il y a donc de l’autre monde et du réel dans l’image, comme il y a de notre regard et de l’autre dans la vue. L’image est une immersion d’échanges par notre corps voyant dans un autre corps vu ; immersion forcément fragmentée et incomplète, sérielle et proliférante, fixe et mouvementée, contradictoire et cohérente, pleine et trouée, en lien et en rupture. Tout ce qui peut faire la matière de l’image en fait un mot d’esprit qui invente et rêve le discours qui pourrait la traverser.
Pourtant l’image est toujours impénétrable, même si elle est immersive et mimétique. C’est ce qui lui donne son caractère d’image de choc. Surface de choc, comme un mur, un écran. L’image est donc une brutalité tranchante alors que sa durée est intemporellement contemplative. Aujourd’hui les images connectées en direct sont des murs tactiles et agiles, qui nous offrent un contact d’assistance continue pour nous guider dans le monde réel. Aux croisées des chemins les données Data remplacent les anciennes bornes et les calculs d’algorithmes remplacent les incertitudes. Les choix sont tout tracés et les images les affichent ergonomiquement. Par l’image, le réel devient plus facile. Comme une cartographie localisée l’image dessine l’espoir d’un autre horizon sur l’horizon, comme un trou perdu au milieu de nulle part. Comme une sonde exploratrice dans l’espace elle cherche le sujet. Le sujet c’est avant tout l’image véritable, son invitation en bloc à dépasser ce qui est là comme réalité.
La réalité véritable c’est la réalité fonctionnelle. Il y a bien une réalité fonctionnelle de l’image, quelque part dans l’image. Cette réalité fonctionnelle c’est l’essence existentielle de l’autre sujet que celui qui est image ou que celui qui fait image. Ma réalité est cet acte véritablement ordinaire de celui qui fait l’image à son image du monde. Ma réalité fonctionnelle c’est cette chose réellement impalpable transfigurée sur cette peau optique comme un corps vrai et frénétique ; faire signe coûte que coûte.
La réalité fonctionnelle des images c’est qu’elles sont immortelles et qu’elles forment des parades éphémères face à la disparition du sens en temps réel. Chaque image est une force prometteuse de nos passés, parce qu’elle en est ce que l’on en n’avait pas encore vu ainsi. Elle installe un espoir de révélation par son regard pensif, au fond duquel notre réflexion tente de comprendre quelque chose.
Cette optique prometteuse est l’interface humaine des choses. Tout passe par cette orbite oculaire, une île inversée en quelque sorte, dont la construction raisonne par le vide et le fluide. La preuve de ce rêve est bien la capture factuelle de l’image. L’image, telle une île inversée, est le site d’un hyper lieu comme d’un hyper lien. Reliées entre elles, les images forment un archipel d’interactions permettant un réel plus liquide, entité de mouvements cherchant leur équilibre entre ambiguïtés hétérogènes et socles fondamentaux.
Finalement chaque image compose un grand commencement. Comme elle l’a toujours pratiqué dans l’histoire optique, l’image en tant que système de représentation permet à l’être de se situer en tant que créateur. Au même titre qu’un miroir inverse la droite et la gauche par son reflet, l’image invite à une réflexion sur le réel, capable d’inverser les centres de polarisation habituels. Alors le haut devient bas, l’eau du lac remplit les montagnes, les oiseaux migrateurs suivent les failles sismiques et autres merveilles prometteuses encore des îles inversées.
Notes de travail, à la recherche d’une mythographie des îles inversées,2016